Hedge. A Greater Safety Net for the Entrepreneurial Age
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Nicolas Colin, Ed. The Family, 2018.
Un point de vue original et légitime
Il y a beaucoup de matière à lire sur les splendeurs et misères de notre modèle social. Il y en a encore davantage sur les enjeux et perspectives de la révolution numérique. Mais peu nombreux sont les ouvrages qui croisent les deux sujets. Soit la littérature est de nature technique et/ou politique, avec quelques détours par les transformations numériques pour servir un propos centré sur les sujets de protection sociale. Soit, dans les écrits traitant du numérique, les questions de protection sociale ne sont pas évoquées, ou rapidement évacuées vers le « revenu universel » envisagé comme LA réponse à un problème qu’on ne peut nier.
L’intérêt de cet ouvrage est de proposer une analyse « intégrée » : numérique et protection sociale sont conjointement traités parce qu’ils sont intimement liés, l’un conditionnant le succès de l’autre et inversement.
Cet ouvrage original est le fait d’une personnalité atypique. Nicolas Colin semble avoir conservé de sa formation et de sa première vie professionnelle le goût de la Politique, le sens de l’intérêt général et des visions macro-économiques, une fine compréhension de la complexité et de la spécificité des logiques qui commandent la sphère, les acteurs et les équilibres publics. Aujourd’hui entrepreneur du numérique à succès, il décrypte avec brio ce qu’est substantiellement l’économie numérique (je recommande chaudement la lecture de L’âge de la multitude, écrit en 2013 avec Henri Verdier). Et c’est avec cet esprit entrepreneurial qu’il s’attaque au sujet. Il en résulte un propos non académique, nourri de travaux étrangers, accessible à tous, et des propositions out of the box, conçues comme autant de réponses concrètes à des besoins concrets, mais loin d’être simplistes.
« The central question of this book is this : Where do prosperity and economic security come from ? I believe they dont’t come from a single magic-bullet mechanism like wage subsidies, a robot tax, tougher antitrust measures, a higher minimum wage, or universal basic income. Rather they can only emerge from a complex macro-mechanism that goes way beyond the narrow definition of the safety net. In the age of the automobile and mass production, what I call Greater Safety Net use to rely on three major institutional pillars : social insurance, the financial system, an collective bargening. » (p.53).
Cette époque est révolue. Nous sommes aujourd’hui à ce que l’auteur appelle l’Entrepreneurial Age où entrepreneurs, consommateurs et entrepreneurs-consommateurs, ont pris le pouvoir. L’individu, qui tend à (doit ?) devenir entrepreneur de lui-même est à la fois le problème (comment le protéger des risques liés à cette société ?) et au cœur de la solution (les réponses viendront des entrepreneurs et non des institutions). Le décor est planté, le mouvement est lancé, la pression est forte et le rythme est effréné. C’est autour de cet individu, dans ce contexte remodelé, qu’il faut penser le Greaty Safety Net 2.0 dont l’auteur ébauche les principaux axes. Et c’est passionnant !
Un ouvrage qui nous inspire
Un enjeu mondial. L’ouvrage s’adresse à un public américain (écrit en anglais, il n’est pas traduit) et invite la tech américaine à considérer le reste du monde, sous peine de voir ses ambitions et projets se briser contre sa rancœur et de son désespoir. Dans l’Amérique de Donald Trump, ces propos pourraient marquer les esprits du public visé.
Or, cette démarche est intéressante à deux titres. Sur la forme, tout d’abord, le lecteur français – qui lui-même s’inquiète des désordres qu’il constate – est invité à capter les analyses et à les réadapter au contexte qui le concerne. Cet exercice de transposition constitue une saine gymnastique intellectuelle en stimulant l’imagination et la réflexion du lecteur tout en augmentant l’impact des propos.
Sur le fond, le lecteur européen comprend vite que le match se joue contre la Chine et que pour l’Europe, c’est plié… ! Au cas où le message écrit ne serait pas bien passé, un petit dessin (p.79) l’explique efficacement (le livre est jalonné de petits dessins explicites).
Essayons néanmoins de voir les choses sous un angle positif. Si l’auteur se sent légitime à porter ce message c’est qu’il est lui-même européen. L’Europe a des valeurs particulières et fortes ; l’Europe, qui a su mettre au point des systèmes complexes et qui ont fait leurs preuves, dispose de l’expérience et d’une capacité à penser ce sujet délicat ; les européens, notamment les français qui ont le goût du débat, seraient en mesure de mener une réflexion de qualité. Encore faut-il le vouloir et le faire…
Poussons un cran plus loin. Idéalement, ce débat devrait se nouer au niveau européen ; il devrait être au cœur des élections européennes qui approchent. Quel modèle voulons-nous, nous européens ? L’avertissement de Nicolas Colin est clair :
Si l’Ouest ne parvient pas à relever ce défi, la Chine le fera, avec un modèle qu’elle est en train de construire sur des valeurs qui diffèrent des nôtres.
Que faire, que proposer ? L’auteur ébauche plusieurs pistes. Je n’en pointerai ici que quelques-unes, donnant envie, je l’espère, de découvrir le livre ou les articles qu’il publie régulièrement.
Les contours du sujet. Le Great Safety Net 2.0 s’entend plus largement que la notion de protection sociale telle que nous la comprenons généralement. Ainsi présenté, incluant l’accès au crédit ou au logement, la fiscalité ou la formation, par exemple, tout individu, quel que soit son statut, son âge, sa condition doit se sentir concerné… C’est très concret, c’est un sujet de société, un sujet « d’intérêt général ». Il est temps que ce sujet sorte des sphères d’experts. Le degré de complexité atteint par nos systèmes a de quoi décourager. Il faut pourtant parvenir à créer les conditions d’un débat plus large, permettant de renouveler les approches, sans tabou et de permettre à chacun de s’en saisir.
Un exemple parmi d’autres : celui du logement. Nicolas Colin en fait une pierre angulaire de son propos, soulignant qu’à l’ère du numérique, les questions d’emploi et de logement sont étroitement liés. Il propose une grille d’analyse fondée sur les situations nouvelles et opposant, de façon complémentaire, les hunters (chasseurs de revenus, de savoir, d’expériences…) aux
Les politiques de la ville et du logement sont calées sur des modèles dans lesquels les hunters étaient peu nombreux, le statut de settler étant la norme. La donne a changé et mérite qu’on s’y intéresse (politiques publiques, modèles économiques), sous peine de voir les villes habitées par les seuls very rich hunters and old settlers, avec les fractures que cela emporte.
Menace sur les « grands » acteurs. Piliers du « modèle sortant », les entreprises « traditionnelles » pourraient rester au cœur du modèle en devenir à condition de repenser leurs approches, leurs offres, parfois leur modèle économique… et d’aller vite car les entrepreneurs du numérique, qui ont parfaitement intégré la nouvelle donne – notamment parce qu’ils la vivent –, pourraient prendre une longueur d’avance et définitive.
L’auteur invite les stratèges des banques et des compagnies d’assurance à réinventer le crédit à la consommation ou les garanties, en s’appuyant sur ce qu’est fondamentalement la société numérique : des comportements nouveaux, des besoins nouveaux et une masse de données qui ouvrent de nouvelles opportunités. L’auteur fournit pistes et idées, en prenant la peine de contrecarrer certains arguments souvent avancés quant aux modalités et conséquences de l’exploitation de ces données, notamment le fait que cette utilisation ne conduit pas forcément à la démutualisation, au contraire.
Et les syndicats ? Au sujet des syndicats, l’auteur met les pieds dans le plat. Et il y a là, effectivement un champ de réinvention vaste, passionnant et particulièrement pertinent.
« With individuals harnessing the power of networks, it’s time to reinvent trade unions. As workers convert to the hunting way of life, bargaining becomes less about voice and more about exit. »
Cet ouvrage donne envie d’approfondir et de passer à l’action. On mesure toutefois le chemin à parcourir… Quel est le récit qui permettrait d’embarquer les citoyens vers ce modèle de société « liquide » ? Cela renvoie à la question essentielle du modèle de société que nous voulons. Nombreux sont ceux qui refusent plus ou moins clairement d’aller vers ce type de société décrit par l’auteur, pour des raisons souvent légitimes d’ailleurs. Les débats se situent bien souvent encore à ce stade et ce, sans qu’on voie se dessiner d’alternative crédible. A la lecture de cet ouvrage, on mesure combien ces discussions risquent de nous faire perdre un temps précieux car elles seraient dépassées ; nous n’aurions pas vraiment d’alternative… Dans ce cas, ne devrions-nous pas mettre toute notre énergie sur l’invention des voies et moyens d’accompagner des transitions qui seront probablement douloureuses ? Le schéma de filet de sécurité que propose l’auteur est fondé sur cette conviction et relève de cette démarche. Reste le récit.
Quel est le rôle de l’Etat, du Politique ? Je partage l’idée développée par Nicolas Colin selon laquelle l’Etat doit s’appuyer sur les entrepreneurs qui ont des solutions. Sauf à modifier nos règles de gouvernance, l’Etat doit rester garant de la définition de l’intérêt général et du respect d’un code de conduite commun. Qui fait quoi, comment, à quelles conditions et pourquoi, construire et déployer ce filet de sécurité ? On touche ici à un autre sujet, abordé en creux dans le livre : celui des rôles des différents acteurs, notamment celui de l’entreprise.
Erell Thevenon
15 septembre 2018
Les « fiches de lecture » n’engagent que leur auteur. Elles visent à partager les réflexions, questions et propositions suscitées par la lecture des ouvrages lus ou relus pour nourrir les travaux menés par 2IES.
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