Est-il opportun de rendre la responsabilité pénale en entreprise plus prévisible ?

04 juin 2024

Le 28 mai, la Maison des Avocats a accueilli les auteurs de l’ouvrage « Repenser la responsabilité pénale dans l’entreprise », Pascal Beauvais, Caroline Joly et Antoine Maisonneuve. Ils ont présenté leur étude et débattu avec Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, Guillaume Daïeff, premier vice-président près le tribunal judiciaire de Paris, Serge Tournaire, premier vice-président chargé de l’instruction, et Jean-Yves Garaud, avocat au barreau de Paris.
Cet article revient sur cette conférence de haut niveau, le consensus qui en a émergé et les questions restant en suspens.

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Un consensus clair sur l’imprévisibilité de la responsabilité pénale en entreprise

Caroline Joly et Antoine Maisonneuve ont ouvert le débat en soulignant l’incertitude actuelle sur la responsabilité pénale des entreprises. Après une infraction, le procureur doit décider s’il poursuit la personne morale, la personne physique, ou les deux. Jean-François Bohnert a confirmé cette imprévisibilité : « Du point de vue du ministère public, oui, il y a imprévisibilité, d’une manière évidente et certaine. Nous sommes loin de ce qu’a souhaité la circulaire du 13 février 2006. »

En effet, il est confirmé au fil des discussions que cette circulaire était mal connue et, de fait, peu suivie.

Alors comment le juge décide-t-il ? Comme le soulignait malicieusement Guillaume Daïeff, « non, on ne lance pas les dés pour savoir qui l’on poursuit ». Les critères sont nombreux, et les situations toujours différentes.

A cela s’ajoutent des contraintes liées au caractère particulier de chaque affaire et au temps et moyens judiciaires : décès ou maladie de la personne physique, difficulté ou non à réunir les preuves, stratégies parfois dilatoires de la défense, moyens matériels et humains disponibles dans le cadre des poursuites, liquidation de la société auteur de l’infraction, etc.

Jean-François Bohnert a ensuite rappelé son attachement au principe de l’opportunité des poursuites. Serge Tournaire a abondé: « Nous poursuivons ce que nous pouvons, en fonction de la situation ». Il y a le vouloir, et le pouvoir.

Des interrogations sur l’opportunité d’améliorer la prévisibilité de la procédure

Est-ce souhaitable ?

Guillaume Daïeff a posé le débat dans des termes volontairement provocants : « Si on y réfléchit, ce n’est pas si mal d’être imprévisible. C’est un principe de dissuasion. Et en même temps se pose un problème d’équité : il faut pouvoir traiter équitablement les justiciables. »

Serge Tournaire a mis en garde contre des procédures trop rigides qui viendraient réduire la marge de manœuvre des juges, nécessaire compte tenu des contraintes auxquels ils sont par ailleurs confrontés. Il a illustré, par quelques exemples, le déséquilibre important qu’il constate souvent entre les moyens dont disposent certaines entreprises et ceux de la justice, dans une économie mondialisée.

Jean-François Bohnert a souligné la difficulté de l’exercice de clarification quand, par ailleurs, les situations revêtent une grande diversité.

Rebondissant sur les propos des magistrats, Me Jean-Yves Garaud a comparé cette situation à celle de l’avertissement de la présence de radars sur les routes : un excès de prévisibilité pourrait faciliter la vie des délinquants. Il a suggéré que le Parquet pourrait expliquer a posteriori ses choix de poursuite.

Cas prioritaires pour une plus grande prévisibilité : CJIP et auto-révélation

Dans deux cas précis, les participants ont observé que la prévisibilité du droit pourrait être améliorée.

  • Le cas de la CJIP, pour laquelle le PNF a d’ailleurs publié des lignes directrices.
  • Celui de l’auto-révélation : lorsqu’une entreprise constate des dérives et souhaite y mettre un terme, elle doit connaître les risques qu’elle encourt à se présenter devant la justice.

Proposition par Guillaume Daïeff d’une liste de critères à suivre pour aiguiller l’opportunité de poursuites (issue des travaux d’un groupe de réflexion en formation continue de l’ENM)

 

Et ensuite ? La question des critères pour améliorer la lisibilité du droit

S’il faut réformer le système, dans quelle mesure, et comment ? Au terme de la conférence, la question restait ouverte.

Deux constats vertigineux se dégagent en toile de fond de cette réflexion :

  • La théorie et la réalité pratique de la justice en France : si tous les participants s’accordent pour rappeler que le droit doit, par définition, être lisible et équitable, l’exercice concret de la justice, tel qu’exposé par ses acteurs les plus éminents, a montré les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Bien que ce ne soit ni intellectuellement ni juridiquement satisfaisant, le flou en la matière serait un moyen pour la justice de « faire son travail ».
  • La théorie et la pratique outre-Atlantique : que pèsent nos raisonnements et notre quête de fondements solides face au pragmatisme américain et à la puissance de leur système judiciaire ? Aux États-Unis, les personnes physiques sont fortement incitées (rémunérées) pour dénoncer leur entreprise. La procédure est guidée par un objectif : celui de l’efficacité.

Le Professeur Pascal Beauvais souligne qu’il semble néanmoins possible de continuer à préciser les critères d’opportunités de poursuite. Les propositions en ce sens, celles des auteurs comme celles des magistrats pourraient converger vers un compromis qui marquerait un progrès.

 

Nos réflexions continuent.

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Pour en savoir plus sur l’ouvrage et ses conclusions, nous vous recommandons les lectures suivantes :

 

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