[C’est éclairant] Le capitalisme est-il moral ?, André Comte-Sponville

10 janvier 2019

Convoquer la morale pour stopper les excès du capitalisme (qu’il s’agisse de RSE ou d’éthique d’entreprise) relève d’une erreur conceptuelle aux conséquences réelles et potentielles lourdes (« barbarie ou angélisme »). Le capitalisme est amoral. Morale et économie relèvent « d’ordres » distincts qui s’articulent, se complètent et se limitent mais la morale est fondamentalement étrangère à l’économie. Si l’entreprise n’est pas morale, il y a de la morale dans l’entreprise car la morale est une question de choix de ceux qui la composent. L’auteur propose une grille de lecture (quatre ordres et leurs combinaisons) permettant à chacun d’exercer ses responsabilités, notamment des dirigeants d’entreprises.

Motif coin large

André Comte-Sponville, Albin Michel, 2004.

Désordres

Au début des années 2000, la morale était « à la mode ». [Elle l’est toujours.] Or, c’est ce qui inquiète l’auteur, qui souligne les amalgames qui en résultent et leurs conséquences.

André Comte-Sponville propose tout d’abord trois explications à ce retour en force de la morale dans les discours. Un effet de génération, tout d’abord. A la génération « politique » des années 70 (une bonne politique est la seule morale nécessaire), a succédé la génération « morale » (une bonne morale constitue en tant que telle une bonne politique) des années 80-90, qui a elle-même laissé place à une génération « spirituelle » (en quête de sens). [Sur cette dernière qualification, l’auteur ne formulait qu’une hypothèse qui s’avère exacte.]

« La morale et la politique sont deux choses différentes, l’une et l’autre nécessaires, mais qu’on ne saurait confondre sans compromettre ce qu’elles ont chacune d’essentiel. […] Le maillon faible, aujourd’hui, dans le corps social français, ce n’est pas la morale, comme le croient certains ; c’est la politique. »

Seconde explication. Le capitalisme a longtemps trouvé sa justification dans le communisme. Depuis l’effondrement de ce dernier et face au vide laissé (aucun modèle n’est aussi efficace), le capitalisme se cherche des justifications dans des valeurs et des idéaux… i.e. dans une certaine morale. Or, comme le souligne l’auteur avec force, ce n’est pas le capitalisme qui a besoin de sens pour fonctionner, mais les individus.

Troisième explication : la perte d’influence de la religion qui « inclut une morale, qu’elle rend par là même seconde. Si la religion disparaît, la question morale revient au premier plan. »

L’essor de l’éthique d’entreprise « qui n’est jamais que la version managériale du retour de la morale » [et aujourd’hui de la Responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise] constitue le point d’orgue de ce mouvement. Or, tout comme morale et politique ne sauraient être confondues, morale et économie sont fondamentalement étrangères l’une à l’autre. « À force de mettre ainsi la morale à toutes les sauces, à force de vouloir qu’elle soit présente absolument partout (et en plus qu’elle soit rentable !), on fini[t] par la diluer et par l’instrumentaliser tellement qu’elle ne soit plus présente en vérité (oui, dans son austère et désintéressée vérité) nulle part. »

Ordres

Convoquant Pascal, l’auteur propose de distinguer quatre « ordres » qui interagissent entre eux, de limitent, se complètent. « Tous sont nécessaires. Aucun n’est suffisant ».

  • L’ordre techno-scientifique. Cet ordre est structuré par l’opposition entre le possible et l’impossible. Cette frontière recule toujours : sans limite externe, le possible sera toujours tenté, or le possible… est aujourd’hui plus effrayant que jamais.
  • Il convient de le borner par l’ordre juridico-politique (l’Etat et la loi, ce qui est légal et ce qui ne l’est pas). Mais celui-ci est en tant que tel insuffisant. Pour échapper aux spectres du « légaliste salaud» ou du « peuple qui aurait tous les droits, y compris pour le pire», cet ordre doit être limité de l’extérieur, par celui de la morale.
  • Cet ordre de la morale s’articule sur l’opposition du bien et du mal, du devoir et de l’interdit. L’ordre moral dérive quand il cesse d’être moral (s’occuper de son devoir) pour devenir moralisateur (s’occuper du devoir des autres). Il doit être complété par un quatrième ordre.
  • Ce quatrième ordre, que l’auteur qualifie d’ « éthique » (au sens de ce qu’on fait par amour), est structuré autour de la joie et de la tristesse. Amour de la vérité, amour de la liberté, amour du prochain se déclinent dans les différents ordres.

Le capitalisme, débarrassé de tout mélange des ordres

« Le capitalisme n’est pas moral ; il n’est pas non plus immoral ; il est – mais alors totalement, radicalement, définitivement – amoral. Si nous voulons qu’il y ait de la morale dans une société capitaliste, cette morale ne peut venir, comme dans toute société, que d’ailleurs que de l’économie. »

Telle est, selon l’auteur, l’erreur « sympathique et néfaste » de Marx : vouloir moraliser l’économie non de l’extérieur mais de l’intérieur, en imaginant un système économique moral. Dans ces conditions, le communisme ne pouvait être qu’autoritaire puisqu’il a fallu imposer par la force ce que la morale était incapable d’obtenir.

Débarrassant le capitalisme des « aspérités » tirées d’ordres qui lui sont étrangers, l’auteur en propose deux définitions.

  • La première, classique, est fondée sur l’opposition capital-travail. Qu’on le veuille ou non, l’entreprise appartient à ses actionnaires. Satisfaire le client satisfait certes l’actionnaire, mais ce n’est pas pour satisfaire le client qu’on satisfait l’actionnaire. Idem s’agissant des salariés : on satisfait les salariés pour mieux satisfaire le client (et/ou l’inverse) et donc les actionnaires.
  • Dans la seconde, le capitalisme est fait pour créer de la richesse et, de ce point de vue, peut paraître « immoral » puisque que l’argent va à l’argent. Mais, le problème ainsi posé, peut-on dire que la vie est morale ?

Le capitalisme n’attend rien des individus, sinon de fonctionner comme ils sont. Il permet de créer de la richesse. Certes, « la richesse ne suffit pas à faire une civilisation et c’est pourquoi on a besoin de droit, de politique, de morale et d’éthique. Mais ne demandons pas à l’économie d’en tenir lieu. »

 « Vouloir faire du capitalisme une morale, ce serait faire du marché une religion, et de l’entreprise une idole. C’est précisément ce qu’il s’agit d’empêcher. Si le marché devenait une religion, ce serait la pire de toutes, celle du veau d’or. Et la plus ridicule des tyrannies, celle de la richesse. »

Confusions et conséquences

Confondre les ordres (traiter par la loi ce qui relève de la morale, par exemple) peut conduire à la tyrannie. Pour l’auteur, le paternalisme est une forme de confusion des ordres (« aimez moi, je suis votre patron »), qui peut conduire à la tyrannie lorsque cette injonction trouve son prolongement dans sa politique managériale (« c’est vrai, parce que je suis le patron »).

Autre exemple cité par l’auteur : le vocable d’entreprise « citoyenne » [très largement utilisé depuis la publication du livre]. Une entreprise « citoyenne », au sens où elle mettrait l’intérêt de la nation au-dessus du sien n’existe pas ! A l’inverse, il est imprudent pour une entreprise de se qualifier de « citoyenne » au prétexte qu’elle respecte ses obligations légales… On peut qualifier de « citoyenne » l’entreprise qui, sans mettre l’intérêt de la nation au-dessus du sien, va au-delà de la simple conformité au droit en vigueur pour créer des convergences d’intérêts entre les siens et ceux de la collectivité. Encore faut-il que le message soit bien compris.

Le mélange des ordres, la prééminence systématique d’un ordre sur les autres, conduisent à la barbarie ou à l’angélisme : on verse alors dans les barbarie technocratique, barbarie du marché, barbarie démocratique, barbarie moralisatrice ou, à l’inverse, dans l’angélisme politique, juridique, éthique…

Prenant appui sur de nombreux exemples, André Comte-Sponville montre comment utiliser sa grille en qualifiant les enjeux au regard des différents ordres, pour prendre une décision ou trouver une solution. Il fait ainsi apparaître le poids de la responsabilité individuelle dans les arbitrages, notamment ceux pris dans l’entreprise.

« La responsabilité est ce qui ne se délègue pas. Cette responsabilité ne peut être que personnelle et individuelle. »

« Être responsable, c’est pouvoir prendre une décision, y compris en situation de complexité ou d’incertitude, et spécialement lorsque cette décision relève de plusieurs ordres à la fois. La responsabilité c’est donc assumer le pouvoir qui est le sien – tout le pouvoir qui est le sien –, dans chacun de ces quatre ordres, sans les confondre, sans les réduire tous à un seul, et choisir, au cas par cas, lorsqu’ils entrent en contradiction, auquel de ces quatre ordres dans telle ou telle situation, vous décidez de vous soumettre en priorité. »

D’où l’incongruité, du point de vue de l’auteur, de la morale d’entreprise ou de l’éthique d’entreprise. « Une entreprise ça n’a pas de morale : ça n’a qu’une comptabilité et des clients. Une entreprise ça n’a pas de devoirs : ça n’a que des intérêts et des contraintes. Une entreprise : ça n’a pas de sentiments, pas d‘éthique, pas d’amour : ça n’a que des objectifs et un bilan. Bref, il n’y a pas de morale d’entreprise ni d’éthique d’entreprise. C’est précisément pour cela qu’il doit y avoir de la morale dans l’entreprise, par la médiation des seuls qui puissent être moraux, par la médiation des individus qui y travaillent et spécialement qui la dirigent. »

Et maintenant ?

« Là où croit la complexité, croissent aussi les exigences de clarté et de distinction. C’est ce qui justifie le présent ouvrage ». 15 ans après sa publication, cet ouvrage n’a rien perdu de son actualité, au contraire !

Sa lecture, à la lumière des débats contemporains, suscite trois observations.

  • La démarche consistant à clarifier les concepts, les définitions et leur articulation reste très pertinente. La complexité constatée par l’auteur en 2004 s’est accentuée. Les débats sur le rôle de l’entreprise et sa responsabilité sociétale procèdent d’un bouillonnement d’idées, de concepts, d’initiatives, d’aspirations, de révoltes, de théories, de réglementations… dans lequel il est difficile de se repérer, de réfléchir et de « dire le vrai ». Il est passer dans ce tamis les concepts nouveaux ou qui se sont développés depuis la publication de l’ouvrage. Par exemple, que dire de l’entrepreneuriat social à la lumière de cette grille : émergence d’un modèle ou confusion des genres ?
    Cette grille de lecture a le mérite de permettre de proposer des balises claires (que l’on peut contester) pour faciliter un débat constructif. A l’échelle individuelle, elle permet à chacun de s’interroger sur ses propres décisions (ou celles auxquelles il doit se soumettre), d’identifier les réponses possibles, de justifier et d’expliciter ses choix. Et l’on peut se demander si confondre les « ordres » n’est pas un remède pire que le mal.
  • Le propos invite à approfondir la question de la responsabilité. La responsabilité de l’entreprise est d’abord celle de ceux qui la dirigent et la composent. A l’aune des enjeux du 21ème siècle et de la puissance de certaines entreprises, elle se pose avec urgence dans des termes nouveaux.
  • Enfin, une citation du livre résonne particulièrement : « Plus on est lucide sur l’économie et sur la morale (sur la force de l’économie et la faiblesse de la morale), plus on est exigeant sur le droit et la politique. Et c’est sans doute ce qu’il y a de plus inquiétant en France dans l’époque que nous traversons : que cet ordre décisif (celui qui permet que les valeurs de l’individu dans l’ordre moral aient quelque peu prise sur la réalité de l’ordre technico-scientifique) soit à ce point dévalué et décrié.»

 

Erell Thevenon
10 janvier 2019

 

Les « fiches de lecture » n’engagent que leur(s) auteur(s). Elles visent à partager les réflexions, questions et propositions suscitées par la lecture des ouvrages lus ou relus pour nourrir les travaux menés par 2IES.

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