Emile Servan-Schreiber, Fayard 2018.
Dans le jargon managérial, intelligence collective rime souvent avec post-it ! Or, il n’est pas ici question de « « faire du participatif » pour rendre le lieu de travail plus sympathique […]. Il s’agit d’être géniaux ensemble, pour gagner […]. » Pour Emile Servan-Schreiber, l’intelligence collective est d’abord une science qu’il nous invite à découvrir. Il s’appuie sur de nombreux exemples, expériences et études, notamment américaines.
Qu’est-ce que le super collectif ?
Fascinés par les progrès de l’intelligence artificielle, nous avons tendance à oublier que l’homme conserve des avantages comparatifs. Le cerveau humain consomme peu, malgré une puissance de calcul et une capacité à apprendre, s’adapter et anticiper, rapidement, des situations complexes et inédites, considérables. Le super collectif est la puissance générée par la combinaison de ces fabuleuses intelligences individuelles… pour le pire comme pour le meilleur.
Pour susciter la curiosité du lecteur, nous soulignons ici deux axes de la thèse d’Emile Servan-Schreiber dont la démonstration (accessible et ludique) est à retrouver dans son passionnant ouvrage.
La recette de l’intelligence collective
L’intelligence collective n’est pas la somme des QI du groupe. Elle émerge de la combinaison d’intelligences dont l’alchimie requiert la réunion de conditions. Premièrement, le QI collectif émerge en réalité du QE (quotient émotionnel de chacun des membres du groupe) : « La qualité de la communication entre les cerveaux compte plus que la puissance des cerveaux eux-mêmes ». Deuxièmement, il faut une diversité de points de vue (et le nombre peut compenser le manque d’expertise), exprimés de façon indépendante. « L’ennemi de l’intelligence n’est pas le nombre, c’est le conformisme. »
Ainsi, l’estimation moyenne faite par une foule dont les membres sont sollicités individuellement sera plus proche de la vérité que l’estimation individuelle la plus proche. Pensez-y lorsqu’à la prochaine fête de l’école on vous proposera de tenter de gagner le « panier garni » en évaluant son poids !
La thèse d’Emile Servan-Schreiber est que l’intelligence collective fonctionne… comme les autres formes d’intelligence, artificielle ou humaine. Notre cervelle, comme les machines, sont intrinsèquement collective – et l’ouvrage nous apprend d’ailleurs beaucoup de choses sur le fonctionnement des unes et des autres.
Or voilà une thèse qui dérange ! Quid du « culte du génie individuel qui imprègne tant la culture occidentale et fonde, autant qu’il aveugle, nos méritocraties, nos hiérarchies, nos organisations, nos systèmes éducatifs, et les histoires que l’on se raconte sur la grande Histoire » ?
La force du pari
L’essence de l’intelligence est la capacité à prédire. C’est en se fondant sur ce postulat – qui distingue raisonnement et prédiction – qu’ont été conçues les récentes AI. Or, et c’est le second enseignement que nous voulions souligner, « la prévision est un domaine au sein duquel l’intelligence super collective a démontré une étonnante capacité à repousser les limites notamment à l’aide de ce que l’on appelle les « marchés prédictifs » ».
Dans un monde imprévisible et secoué, c’est en anticipant (donc en prédisant) qu’on prospère, pas en suivant ses préférences. Tel est l’enjeu du marché prédictif qui utilise la sagesse de foules pour prévoir le futur, en s’appuyant sur le pari.
Le recours au pari est déterminant dans l’exercice de prévision. Un cerveau qui parie « change de système d’exploitation » : il devient moins réceptif aux influences et préférences pour fonctionner de façon plus objective et dépassionnée. Pris au jeu, le parieur est incité à réfléchir, s’informer et s’écarter de la conformité. Faites le test ! C’est convaincant.
« Celui qui vote exprime sa préférence personnelle, indépendamment de ce qui est bon pour le collectif. Celui qui parie doit au contraire se mettre à la place du décideur (le patron, la maire) et faire son choix comme lui, en fonction du bien collectif (l’entreprise, la ville). »
Que faire de la super puissance de nos intelligences, pour le meilleur ?
Le super collectif est une arme dont les services secrets américains ont bien compris la portée. Les entreprises et les démocraties sauront-elles se l’approprier ?
Super collectif et démocratie. Le livre a été publié à l’automne 2018, quelques semaines avant le lancement du « Grand débat national ». Est-ce une forme de super collectif ? C’est en tout cas fort intéressant de se pencher sur les questions soumises au débat national comme sur les aspects matériels de son organisation, à la lumière de cet ouvrage.
L’entreprise intelligente. Pour l’auteur, les entreprises ont un intérêt direct et immédiat à se saisir de ces idées et outils : c’est à la fois des méthodes d’innovation et de réinvention qui sont proposées.
« le plus sûr moyen pour une entreprise de réveiller son génie n’est pas tant de confier les rênes à des individus providentiels, sur diplômés, visionnaires ou ultra-performants, que de mieux utiliser l’intelligence collective latente de ses collaborateurs et de ses clients. Celle des collaborateurs est souvent inhibée [par l’organisation de l’entreprise]. Quant à l’intelligence collective des clients, elle est le plus souvent ignorée. »
Un ouvrage qui nous inspire
Un horizon. A la lumière de ces propos, le concept d’entreprise intelligente prend forme. On peut voir se dessiner plus précisément la façon dont pourrait fonctionner ce qu’on projette souvent comme étant l’entreprise de demain. Celle-ci serait protéiforme, horizontale, liquide, poreuse… La compréhension du fonctionnement des formes d’intelligences (humaine, artificielle et collective) permet d’envisager comment, concrètement, cette entreprise pourrait émerger et fonctionner : un ensemble flou mais dans lequel les individus seraient connectés (au sens technique), reliés (au sens de lien social) et impliqués dans des projets collectifs.
Seconde question. S’emparer de la puissance de nos intelligences ne permettrait-il pas de revitaliser le dialogue social ? Emile Servan-Schreiber cite l’exemple d’une entreprise (en France) qui, avec l’appui de méthodes inspirées de ces principes, est parvenue à déverrouiller une négociation.
Concrètement, il s’agirait dans un premier temps d’inviter les collaborateurs à réfléchir aux objectifs de l’entreprise, à leurs souhaits, à leurs idées pour améliorer les conditions et l’organisation du travail, la proposition de l’entreprise… Bref, innover en matière sociale, comme cela peut être fait pour des produits et services proposés par l’entreprise. Puis, dans un second temps essentiel, les collaborateurs seraient invités à parier sur les propositions qui, selon chacun d’eux, auraient le plus de chance d’être retenues. Cette discussion-construction originale permettrait de faire émerger des consensus, des propositions (peut-être inattendues), sans priver le management de ses prérogatives d’arbitrage.
En d’autres termes, dans quelle mesure cette méthode pourrait-elle donner envie aux acteurs de l’entreprise de configurer leur « contrat social » ? N’y aurait-il pas là un outil pour réinventer, dynamiser et nourrir le dialogue dans l’entreprise ? Les partenaires sociaux notamment pourraient utilement s’en saisir.
Erell Thevenon
8 février 2019
Les « fiches de lecture » n’engagent que leur(s) auteur(s). Elles visent à partager les réflexions, questions et propositions suscitées par la lecture des ouvrages lus ou relus pour nourrir les travaux menés par 2IES.
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