De la responsabilité en temps de pandémie

23 novembre 2020

« Chacun de nous est responsable de tout devant tous », affirmait Dostoïevski. Aujourd’hui, c’est surtout l’entreprise qui est responsable de tout devant tous. On assiste à une concentration de la responsabilité sur l’entreprise dans une société où tous se défaussent sur elle des risques qu’ils créent.

Motif coin large

Quelles sont les raisons de cette évolution ? Quelles contraintes celle-ci impose-t-elle aux entreprises ? Jusqu’à quel point cette évolution peut-elle être poursuivie ? Ces questions m’obsèdent depuis des années. Elles prennent un relief particulier en ces temps de crise et je voudrais partager quelques éléments de réflexion avec vous.

L’entreprise « responsable de tout devant tous »

L’entreprise, seule responsable

Beaucoup d’organisations qui protégeaient les personnes ne le font plus. La famille par exemple. Pour un économiste, une famille est une petite société d’assurance et le contrat de mariage, un contrat d’assurance : on se promet secours et assistance pour le meilleur et pour le pire. On estime qu’une famille absorbe 70 % des risques auxquels ses membres sont exposés (maladie, chômage, dépendance, accidents de la vie…). Les familles d’aujourd’hui – moins nombreuses, moins stables, réduites – n’absorbent plus et déversent sur la société les risques qu’elles intériorisaient.

La famille s’est largement disloquée, tout comme, par exemple, l’Eglise, le service militaire, les organisations syndicales ou les partis politiques (le parti communiste prenait soin de ses camarades). L’Etat-providence ne sait plus gérer les risques traditionnels et il s’est montré largement incapable de gérer les risques modernes. J’aime citer Charles Péguy pour résumer la situation : « L’Etat continue à nous faire croire qu’il a les mains pleines mais il n’a plus de bras ».

Reste… l’entreprise.

L’entreprise est la seule institution au sens sociologique du terme qui assume son rôle dans ce monde en poudre. Elle est (en apparence) plus solide que les organisations sociales qui subsistent. Je signale pour l’anecdote que la durée moyenne d’un contrat de mariage est de 7 ans quand celle d’un contrat de travail est de 14 ans. Quand on quitte l’entreprise c’est un drame et une longue procédure. Un Pacs se dénonce par simple lettre recommandée. On tiendrait plus à son entreprise qu’à son conjoint ! L’entreprise est solvable. L’essentiel du temps, elle honore ses engagements. Si elle ne le fait pas spontanément, des mécanismes juridiques sont là pour l’y contraindre. En dernier recours, des dispositifs de mutualisation permettent d’éviter que les conséquences du non-respect de ses obligations se répercutent sur ses ayants-droits.

Seule face à l’Etat, l’entreprise voit sa responsabilité s’accroître considérablement. Parce qu’il n’y a plus qu’elle, le législateur, le juge, les médias, les citoyens… lui transfèrent chaque jour de nouveaux risques et de nouvelles responsabilités. La responsabilité de l’entreprise se déploie à 360° : dans son contenu (la cité, le bien-être, le bien commun…), dans le temps (pour le passé mais aussi le futur : le réchauffement climatique, les générations futures), dans la portée (responsabilité de résultat, et non plus seulement de moyens), dans l’espace (globalisation, de l’amont à l’aval de la chaîne), dans la nature de la sanction (pécuniaire, pénale, réputationnelle) et son montant, dans les contrôles dont elle fait l’objet (l’appareil de contrôle et de sanctions s’est bien étoffé.

L’entreprise devient ainsi gestionnaire des risques de toutes natures (technologiques, productifs, financiers, sociaux, moraux, individuels…) d’une société qui les génère mais ne les supporte plus. A l’incroyable déresponsabilisation de toutes les institutions sociales, répond une incroyable responsabilisation de l’entreprise – d’ailleurs souvent du chef d’entreprise – qui se trouve à devoir assumer une responsabilité Ubi et Orbi.

Cette évolution de la responsabilité est retracée par François Ewald. A l’âge de la faute personnelle et de son pendant, la prudence (au 19ème siècle), a succédé celui du risque, de la prévention et de l’assurance (20ème siècle). Nous sommes dans le 3ème âge de la responsabilité, celui de l’exigence de sécurité, de la sanction, de l’indemnisation et de la précaution… et dont l’entreprise est quasiment la seule débitrice face à des stakeholders dont la définition s’élargit chaque jour.

La difficulté – le point de rupture ? – vient de ce que la société moderne est de plus en plus risquée.

Un univers des risques en expansion

La société moderne est de plus en plus risquée car l’objective aggravation des menaces nourrit un fort sentiment de vulnérabilité. La spirale est enclenchée.

Que la société moderne soit plus périlleuse est un constat qui pourra paraître paradoxal. Deux siècles avant la création de la sécurité sociale et l’intervention de l’Etat dans tous les domaines, dans un extraordinaire chapitre de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793), Condorcet affirmait que le calcul et la statistique permettraient, d’une manière ou d’une autre, de partager le sort entre tous, ce qui est une condition de la démocratie.

Or, nous sommes dans une société de risques croissants. Les risques anciens sont toujours là : les risques naturels représentent 75% de la destruction de valeur. Les pertes liées sont d’ailleurs d’autant plus importantes qu’elles se conjuguent avec une concentration de la population et des richesses dans les zones risquées. Qu’on pense à la situation de la Californie ou de la Floride aux Etats-Unis, du Japon en Asie ou de la Côte d’Azur en France…

A côté de ces risques « anciens », de nouveaux surgissent chaque jour, dans un mouvement constant d’accélération et de substitution. On a éradiqué la peste et le choléra, voilà la grippe aviaire, Ebola, le SIDA, la Covid-19… Pour partie, cette création permanente de risques est due aux progrès techniques qui tentent de résoudre des problèmes anciens. La résistance aux antibiotiques, par exemple : on soigne et dans le même temps, on crée une résistance qui va modifier la façon dont les prochaines épidémies vont nous affecter.

Cette croissance des risques se conjugue avec leur complexification. Complexes car de plus en plus endogènes, i.e. d’une manière ou d’une autre, liés aux comportements humains. Autrefois, on « tombait en chômage », comme on se prend les pieds dans le tapis. Aujourd’hui, on interroge : « faite-vous ce qu’il faut pour trouver un job ? », « Pourquoi refusez-vous ce job ? », « N’êtes-vous pas un peu à l’origine de votre situation » ? Etc. Complexes ensuite car progressifs. Il n’y a pas d’avant et d’après, d’évènement, mais une évolution difficile à dater, à évaluer et à anticiper. Complexes enfin car interdépendants. Tout est connecté et le moindre incident peut dégénérer en une épouvantable catastrophe.

Les menaces sont également de moins en moins contrôlables. Elles sont de plus en plus durables, voire irréversibles (le changement climatique). Elles sont moins visibles (le terrorisme, par définition, ne se voit pas, pas plus qu’un virus informatique ou une radiation). Or, ce qui est invisible est anxiogène – c’est bien sur un principe d’invisibilité que les religions se sont construites. Elles sont globalisées et diffuses (pensons par exemple à un hacker chinois qui utilise un relais saoudien pour attaquer une banque en France). Enfin, chacune se présente sous une configuration nouvelle, nous privant d’expérience.

Croissance et mutation des menaces. Cette expansion au carré se conjugue avec l’aggravation du sentiment de vulnérabilité. Vulnérabilité : voilà une notion très intéressante. On ne sait pas pourquoi on est vulnérable ; on se sent atteint dans son intégrité morale, physique, intellectuelle, culturelle… par quelque chose qu’on ne parvient pas vraiment à identifier. Et plus le monde paraît illisible, plus les citoyens désignent des concepts comme étant la source de leurs ennuis et de leurs angoisses : la globalisation, le capitalisme, le libéralisme sont ainsi accusés d’être à l’origine de tous nos maux (le chômage, les maladies, le réchauffement climatique…). Mais où est donc le capitalisme ? Trouvons-le ! Passons-lui des menottes ! C’est ce que j’appelle l’effet Frankenstein (personnage monstrueux né de l’imagination de Mary Shelley, recluse forcée après la terrible irruption du volcan indonésien Tempora en 1815 dont la dissémination des cendres sur la surface du globe avait provoqué un refroidissement significatif et général des températures).

Ces doutes et ces peurs font le lit des populismes. Donnez-moi un risque et je vous en fais un fonds de commerce politique ! Le principe d’association qui, dans l’histoire de France, était positif – on se réunissait pour le progrès, pour la science, pour l’école… – est mobilisé aujourd’hui pour défendre une cause. Pour s’en convaincre, il suffit de compulser le répertoire des associations déclarées en préfecture. Le lien social se resserre sur le « contre » plutôt que sur le « pour ». Ce sentiment est aussi amplifié, par la crise de l’Etat-providence qui ne sait pas prendre en charge ces nouveaux risques, d’une part, par l’enrichissement des populations – encore un paradoxe – d’autre part.

L’entreprise est dos au mur, face à un Etat qui dicte les règles du jeu. Elle réagit, intègre, mais à quel prix et jusqu’où ?

De la nécessité d’un nouveau partage des responsabilités Etat-entreprise-société civile

Cette défausse de l’Etat devient difficile à gérer pour les entreprises. C’est une première raison valable de réfléchir à un autre équilibre. Mais il y en a une seconde, bien plus importante, qui dépasse le seul sort de l’entreprise. Ce transfert de responsabilités met en cause la démocratie.

Contraintes, conséquences et questions

L’entreprise est faite pour gérer les risques. Comment entreprendre si ce n’est en rassemblant à plusieurs des capitaux et en partageant le risque afférant au développement d’une activité ? L’entreprise est une petite société d’assurance comme l’était la famille, le village, l’Eglise, le syndicat…

Alors elle relève le défi en développant des stratégies sophistiquées de risk management. Sans les mécanismes de transfert des risques offerts par le marché, comme l’assurance, cette capacité d’assumer la responsabilité croissante aurait été impossible. Bien que la prévention soit très difficile à mettre en œuvre, l’entreprise en fait beaucoup plus que l’Etat. Mais on en touche ici les limites.

Ces transferts représentent un coût certain pour l’entreprise, supposent des réorganisations, entraînent des sanctions. L’entreprise consacre un temps, une énergie et des ressources considérables pour cartographier les risques. Dans mon entreprise (ce n’est pas la seule), 40% des embauches sont pour des fonctions de contrôle et de compliance. On multiplie les procédures… et on s’étonne ensuite que les collaborateurs dénoncent une perte de sens de leur travail et fuient des entreprises qui marchent sur la tête ! Cette expansion de la responsabilité de l’entreprise pèse sur l’entreprise elle-même, son existence, son projet, sa dynamique créatrice. Elle pèse aussi sur les dirigeants et les collaborateurs aux risques de leur découragement et de leur épuisement.

Face à ce mouvement de responsabilisation, la tentation est forte pour l’entreprise d’opter pour une posture offensive (plus valorisante et dynamique) et de préempter ce terrain qui lui est volontiers abandonné. C’est en ce sens que pourrait être interprétée la tendance récente des entreprises à « s’engager » (désignée par des formules plus ou moins vagues : « purpose », « entreprise citoyenne », « entreprise à mission », « business à impact », etc.) et l’engouement dont les débats sur la « raison d’être » et l’adoption de la loi Pacte ont été l’objet.

Cette tendance a ringardisé la RSE, faite d’engagements volontaires choisis par les entreprises. La mode est à « l’engagement » au service de l’intérêt général. Comme si l’entreprise, en réalisant son objet déjà parfois très compliqué et ambitieux, en servant ses clients, créant de l’emploi, s’acquittant de ses obligations fiscales et respectant la loi ne faisait pas ce pourquoi elle a été créée. Comme si l’entreprise était par nature irresponsable. Que mon boulanger fasse du bon pain et il aura accompli sa mission. Je ne suis pas certain qu’il relève de sa responsabilité d’entretenir sa rue et d’être responsable des générations futures. Pour ma part, j’ai refusé de changer la mission de mon entreprise. Elle est aujourd’hui d’indemniser des gens qui subissent des risques épouvantables. Inutile de rajouter qu’elle est là pour le bien du peuple ou qu’elle va sauver le monde.

Pourtant, face au vide laissé par les autres institutions, et parce qu’elle est la dernière instance collective qui soit capable de traiter les problèmes de manière collective, l’entreprise se trouverait à devoir assumer des responsabilités politiques et d’intérêt général. A une « responsabilité-imputation » (Boutinet, 2005) (vous êtes responsables des baleines, de la cité, des générations futures… et vous devez en répondre), une « responsabilité-assomption » émerge spontanément (je me déclare responsable des baleines, de la cité, des générations futures…et je m’y engage).

Cette approche permet aux entreprises de redorer leur image auprès des jeunes talentueux qui les dédaignent, de gagner des parts de marché et de s’inscrire dans une tendance lourde, puissante et tangible sans, juridiquement, encourir de nouveaux risques (nous sommes déjà responsables).

Sur ce point, le doute est permis. On peut faire confiance aux auxiliaires de justice pour tirer parti de « raison d’être » et autres serments affichés au frontispice de leurs sites web, quand bien même ils seraient flous et apparemment non contraignants, pour obliger l’entreprise au-delà des seuls engagements juridiques qu’elle aurait souscrits. Cette démarche repose probablement sur de bonnes intentions ; elle occulte cependant le fait que tous n’en sont pas dotés et que ceux-là sauront saisir le bâton ainsi tendu. Mais là n’est pas encore le plus grave.

Ce qui justifie fondamentalement de limiter la responsabilité de l’entreprise, qu’elle soit imputation ou assomption, est le risque que fait peser ce transfert large et systématique de responsabilités (contraint ou pas) sur la démocratie.

Il n’y a pas, en principe, de responsabilité sans pouvoir associé, ni de pouvoir sans responsabilité. Si le mouvement de responsabilité-imputation est contestable c’est qu’il impose à l’entreprise des responsabilités sans leur donner la maîtrise. On est dans une situation totalement incroyable dans laquelle le législateur (bénéficiant d’une totale immunité) peut prendre des décisions dont les conséquences seront subies par l’entreprise sans que celle-ci ait la possibilité réelle de le contrôler (situations de harcèlement entre collaborateurs, par exemple), sous le regard des juges (bénéficiant également d’une totale immunité).

En prenant les devants, l’entreprise récupère les pouvoirs qui vont avec la charge qu’elle assume déjà. Or c’est là que le bât blesse : transférer à l’entreprise des prérogatives qui relèvent des missions régaliennes du Politique, lui abandonner le pouvoir de dire et normer ce qu’est l’intérêt général et le bien commun, c’est basculer dans un autre système politique. C’est la porte ouverte à toutes les dérives et du pain béni pour les entreprises du numérique, par ailleurs plus puissantes que les Etats (pouvoir de police pour censurer des contenus discutables sur les réseaux sociaux). L’enfer est pavé de bonnes intentions et il y a tout à redouter d’entreprises inféodées à des causes dont elles s’auto-proclameraient les promoteurs.

Comment sortir par le haut de ce face à face, dans le désert, de l’Etat et de l’entreprise ? Ces menaces invitent à réfléchir à un nouveau partage des responsabilités entre l’Etat, l’entreprise et la société.

Vers un nouveau partage des responsabilités Etat-Entreprise-Société civile

Il n’est évidemment pas question pour l’entreprise de rejeter toutes les responsabilités. L’entreprise vit avec son temps et en harmonie avec son écosystème. Voilà belle lurette qu’elle a intégré la nécessité de compenser ou d’internaliser, ses externalités négatives ; de même qu’elle a intégré la nécessité de soutenir des causes à la périphérie de son cœur d’activité, tout simplement parce que, hier ses clients, aujourd’hui ses collaborateurs et demain ses actionnaires le lui demandent. Elle est imprégnée de ces attentes que ses équipes traitent avec enthousiasme. Celles qui trichent sont vite rattrapées par les ONG, les médias (sanction réputationnelle) et… le marché.

Quel équilibre et quelle pace pour l’Etat, l’entreprise et la société ? Je partage avec vous quelques pistes et réflexions.

Sur un plan technique et assurantiel. Face à l’expansion des risques systémiques, un partage des responsabilités pourrait être établi, en distinguant ce que le marché sait et peut couvrir (santé, dépendance, catastrophes naturelles), de ce qui relève de la compétence exclusive de l’Etat (attentats, guerres, risques systémiques) et de poser un cadre juridique raisonnable et efficient qui permette à ces mécanismes de faire leur office. Ce qui paraît relever du bon sens ne correspond malheureusement pas à la réalité.

Sur un plan institutionnel. Il n’y a pas que l’entreprise qui soit systématiquement responsable. Si le législateur, le juge et le consommateur sont immunisés, l’exécutif ne l’est pas. Ce déséquilibre interne a des conséquences en cascade, cruellement mises en évidence ces derniers mois. Le gouvernement, par crainte (justifiée) de voir sa responsabilité engagée, a privilégié des mesures radicales (un confinement) sans examiner d’autres options (la Suède, par exemple, s’est refusée à stopper vie sociale et vie économique, avec un taux de décès pour 100 habitants légèrement supérieur à celui que nous connaissons en France mais sans 2ème vague). Est-ce la bonne solution, ou pas ? En France, la question ne s’est même pas posée. Il n’y a eu aucun arbitrage, le non-choix du confinement étant commandé par le principe de précaution et le refus légitime des membres du gouvernement de se voir attraits devant les juridictions civiles et pénales. On connait les conséquences largement répercutées sur les acteurs économiques, les contribuables et, dans leur sillage, l’ensemble de la population.

Ma thèse fondamentale est que toute société s’organise autour des risques qu’elle doit affronter. Donnez-moi un risque, je vous donnerai la forme de la société. Par exemple, la société féodale s’est organisée pour faire face aux risques de pillages.

La société moderne fait face à des risques de plus en plus durables et d’autant plus complexes qu’elle est désormais animée par une dynamique du changement permanent. La question fondamentale est de savoir comment organiser et réguler notre société en poudre et vulnérable pour faire face aux risques contemporains, plus complexes, plus nombreux, moins contrôlables ?

Nous sommes dans une configuration dont les Révolutionnaires n’auraient osé rêver : l’Etat face à l’individu ; entre les deux, rien ou presque (c’est le Président de la République qui, interpellé par des victimes des inondations de l’arrière-pays niçois, affirme qu’il va reconstruire les ponts, les routes et les maisons détruits). Mais cette configuration à deux niveaux ne fonctionne pas. Si l’Etat est impuissant, c’est qu’il est fait pour édicter des normes – il ne s’en prive d’ailleurs pas. Or, dans cette configuration nouvelle, l’édiction de normes générales, abstraites et abondantes est vaine car la gestion des risques contemporains relève davantage de la régulation de comportements collectifs (réduire la diffusion d’un virus, adopter des comportements et des habitudes sains pour éviter certaines pathologies, organiser la ville différemment en zone inondable…). Ne pas l’admettre nous conduit dans le mur : celui de la privation de libertés, celui de la déresponsabilisation – et les deux sont liés.

Le Politique doit rester sur son terrain : la définition de l’intérêt général, des principes et valeurs fondamentaux que les normes élaborées aux niveaux inférieurs doivent respecter. Il doit assurer, au nom de la solidarité, ce qu’aucun acteur ne peut assurer (le maladie grave, le terrorisme, l’arrêt total de l’activité économique). Il doit mettre chacun en mesure de prendre ses responsabilités, contrepartie de sa liberté (la gestion de la pandémie nous fournit maints exemples. Ainsi, il aurait été plus efficace de dire « Virus inconnu, attention danger, tous à vos machines à coudre », plutôt que de nier la gravité de la maladie faute d’avoir la capacité de fournir des masques. Nombre d’entreprises et de citoyens avaient d’ailleurs compris d’eux-mêmes et se sont mis en mouvement, preuve de leur responsabilité). Je rêve que le risk management soit gravé au fronton des écoles et que l’Etat s’applique à lui-même ce qu’il exige des entreprises.

L’entreprise, dernière des organisations sociales, gérera les risques et assumera ses responsabilités mais pas de façon illimitée et déraisonnable. Elle serait responsable de ce qu’elle est tenue de respecter (liability) : les lois et règlements de tous ordres, les contrats. Elle sera responsable (accountability) des engagements volontaires qu’elle aura choisis, et dans le respect des valeurs fixés par le Politique.

Dans la société en mutation constante, peut-être faut-il imaginer de laisser les collectifs qui se créent et se reconfigurent se réguler en partie eux-mêmes et absorber la gestion des risques, dans un cadre défini par le Politique. La société civile doit prendre sa part, prendre des risques et les assumer. C’est aussi une condition de sa liberté.

La crise de la Covid-19 : un momentum ?

La crise de la Covid-19 s’inscrit dans cette évolution, illustre magistralement le propos et suggère des pistes à explorer.

L’irruption de ce virus est un risque naturel dont l’ampleur est liée à la concentration des populations et des richesses. C’est une pandémie comme le monde en a connu de nombreuses mais liée à un virus inconnu. C’est un risque complexe car endogène (sa diffusion est liée aux comportements humains, progressif (maladie parfois grave dont les effets semblent durer) et en cascade (dommages sanitaires, économiques, sociaux, financiers, politiques…). Un risque incontrôlable car invisible et globalisé et pour la gestion duquel nous n’avons pas d’expérience. Le sentiment de vulnérabilité s’est fortement exacerbé : tout un chacun a pu se sentir menacé (une santé fragile, un proche malade, une connaissance décédée…) par un virus étrange et mystérieux (les querelles publiques et parfois irrationnelles de médecins n’ont pas aidé) et ce, bien que le taux de létalité soit faible. Ces peurs de citoyens qui se découvrent mortels, notamment dans les pays développés dans lesquels la mort est quasiment une faute, nourrissent un nombre incalculable de thèses complotistes et virales (réseaux sociaux). Dans le même temps, les Etats ont mobilisé des moyens financiers colossaux, au prix d’un endettement massif et d’une explosion des liquidités.

Par leur ampleur inédite, les conséquences de la crise menacent les équilibres du monde. On sait que l’axe du globe va se déplacer. Reste à savoir de combien de degrés…

L’onde de choc – à laquelle il est impossible d’échapper – nous invite à réfléchir maintenant à ce nouveau partage des rôles entre l’Etat, l’entreprise et la société civile parce que c’est de cet équilibre que dépendra le redressement du monde. La crise est une opportunité car la société pourrait s’organiser pour y répondre mieux que ne peut le faire l’Etat. Faisons en sorte que chacun se sente responsable d’un peu de tout devant tous.

 

Cet article est le fruit d’une réflexion des membres du conseil d’administration de l’Institut pour l’innovation économique et sociale, à partir d’un constat et de questions posés par Denis Kessler 

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