La révolution quaternaire
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Michèle Debonneuil, l’Observatoire, 2017.
La révolution quaternaire, « quèsaco » ?
Pour l’auteur, la fin du travail est « une affaire à prendre au sérieux». Elle ne condamne pas les transformations portées par le numérique, dont elle reconnaît volontiers les bienfaits. Elle insiste toutefois sur les conséquences économiques et sociales mortifères du modèle qu’elle qualifie d’« à coût marginal nul » de l’entreprise-plateforme.
Quand certains sont tétanisés, minimisent les conséquences des transformations ou font confiance à l’humain pour rendre ce monde acceptable, Michèle Debonneuil pense que l’homme doit « orienter l’usage des nouveaux outils pour éviter qu’ils le conduisent à perdre son âme ».
C’est en ce sens qu’elle promeut son concept de « solutions quaternaires» qu’elle résume ainsi : « Les technologies numériques permettent d’inventer de nouveaux « produits » – des « solutions » – qui intègrent et dépassent les biens et les services. Ils révolutionnent la façon de produire et de satisfaire les besoins. Ils font passer de l’économie de l’ « avoir plus » à l’ « être mieux » ».
Voici, en vidéo, une présentation de son ouvrage par Michèle Debonneuil.
Un ouvrage qui nous inspire
Une vision ambitieuse et réaliste.
Cet ouvrage nous a frappées d’abord parce qu’il met en scène, en mots et en projet une vision. Cette vision fait la part belle au travail : au travail qui a du sens, au travail considéré comme essentiel à l’individu, au « travail, non seulement qualifié mais aussi non qualifié, [qui est] intégré au processus économique et [enrichit] les innovations technologiques, au lieu d’être remplacé et supprimé par elle ».
Nous avons également été intriguées par l’ambition de cette vision. L’auteur cherche les voies et moyens de « dompter » les avancées technologies, d’en capter les bénéfices et ce, en ayant à cœur de faire précéder le social par l’économique (un projet économique viable pour porter du social).
On comprend rétrospectivement le choix des deux citations qui introduisent l’ouvrage, et auxquelles on accorde peu d’importance en début de lecture (Machiavel : « J’ai décidé d’emprunter un chemin qui, n’ayant été parcouru par personne, me vaudra certainement peines et difficultés »; Lyndon Johnson « Sans vision, les peuples périssent ») !
L’auteur a essuyé des critiques. En voici quelques-unes, lues ou entendues : « postulat pessimiste », « concept trop abstrait », « rien de nouveau », trop d’importance accordée à l’internet des objets, le modèle des GAFAM est créateur de valeur, les GAFAM ne sont pas en cause, c’est le client qui commande les transformations…
Si ces points peuvent être discutés, ils ne privent pas pour autant le propos d’intérêt. D’autant que Michèle Debonneuil s’inscrit dans une démarche de réflexion : sa thèse est moins une proposition parfaite qu’une piste qui pourrait être explorée et mise à l’épreuve. C’est d’ailleurs le chantier auquel elle s’est attelée avec le concours de trois grandes entreprises.
La tentative d’une troisième voie.
L’un des intérêts de la thèse de Mme Debonneuil, nous semble-t-il, est qu’elle permet de réfléchir à une troisième voie qui trouverait sa place entre la plateforme « à coût marginal nul» et l’entreprise « traditionnelle ».
Nombre de travaux récents attaquent le sujet sous l’angle juridico-social, à la recherche d’un éventuel statut intermédiaire entre le salariat et l’indépendant, ou d’un avantage fiscal ou social pour le travailleur de plateforme « à coût marginal nul» dont on souhaite améliorer le sort. Ce type de leviers n’a pas aujourd’hui porté ses fruits et conduit parfois à un bricolage législatif dommageable.
Au contraire, Mme Debonneuil aborde la question par le versant du modèle économique. Elle propose un schéma qui a vocation à constituer le cadre de développement d’une économie nouvelle, elle-même socle d’un modèle social mieux disant que celui des plateformes « à coût marginal nul». Au cœur de ce modèle économique, l’alliance homme-machine.
« Dans les solutions quaternaires, les mises à disposition sur les lieux de vie des [outils technologiques[1]] et des personnes compétentes ne sont pas déléguées à des travailleurs indépendants ou à des pairs […]. Elles sont au contraire organisées par des entreprises employant des salariés qui les mettent à disposition. En achetant des solutions quaternaires, les consommateurs ne s’offriront donc plus des bien, mais leur mise à disposition. »
Un travail à « trois » (client + prestataire + machine) permettant d’enrichir la relation de face à face avec le client, proposé dans un bouquet de services distribué par des entreprises, devenues de grands agrégateurs de services.
Le concept : enjeu et questions.
Reprenons et découpons le concept en deux temps : 1) des « solutions quaternaires » distribuées par des « entreprises », 2) sur « les lieux de vie ».
Des « solutions quaternaires» (1) distribuées par des entreprises existent sur le marché. Soit une entreprise fabriquant des drones. Le client attend est moins le bien (drone) qu’un service (pilote aguerri + drone) pour une mission précise. Dans ce type de cas, on aura effectivement des services articulés autour d’un produit appartenant à l’entreprise, manipulé par un salarié de ladite entreprise ou d’une entreprise partenaire.
C’est ce schéma que l’auteur souhaite transposer en matière de services à domicile et d’emplois de proximité, en déplaçant les « chaînes de production sur les lieux de vie » (2).
L’enjeu est de créer une offre de services à valeur ajoutée, génératrice de création d’emplois, dans des secteurs qui aujourd’hui cherchent leurs équilibres.
Développer une activité de service à la personne dont l’objectif est de répondre aux besoins du client, mais aussi de valoriser la contribution du prestataire, quel que soit son métier et son statut.
La vision est celle d’un cercle vertueux : des jobs de proximité progressivement plus qualifiés, plus attractifs et plus valorisés, dans lesquels l’humain, « augmenté » par la machine, se concentrerait ce qui fait – encore – sa spécificité. « La main d’œuvre devra faire preuve de discernement et d’initiative face à de nouvelles informations auxquelles elle devra réagir en temps réel, de façons créative et appropriée. » Réciproquement, l’usage de la machine serait optimisé grâce à l’intervention humaine, pour le plus grand profit du client.
En en l’état du droit, pour être suffisamment protégé, ce travailleur augmenté devrait être salarié, par opposition au travailleur indépendant des plateformes « à coût marginal nul». Or, ce qui est possible pour des services à haute valeur ajoutée (services incluant un drone par exemple) l’est moins certainement dans les secteurs envisagés. Cela condamne-t-il la proposition ? Comment, en s’appuyant sur cette idée de « solution quaternaire», pourrait-on dégager une voie pour atteindre cet objectif : des emplois de proximité productifs et à valeur ajoutée, tant pour le travailleur que pour le client ?
Tentons de repousser les frontières du concept.
Cette personne qui ne peut être salariée, est donc indépendante… Il convient alors d’imaginer les voies et moyens de mieux la protéger, de lui permettre de se former, de travailler régulièrement, etc.
En quoi cette situation diffère-t-elle de la réflexion consistant à améliorer le statut des travailleurs sur les plateformes « à coût marginal nul» ? C’est que le schéma diffère en deux points.
Dans ce dernier cas, un travailleur indépendant, propriétaire ou locataire d’un bien, intervient auprès d’un client avec lequel il a été mis en contact par une plateforme. Dans la vision « quaternaire » de Mme Debonneuil, le travailleur est mobilisé auprès du client par l’entreprise qui a vendu un service intégrant un bien qui reste la propriété de cette dernière.
Pour Mme Debonneuil, ces entreprises sont appelées à devenir des « grands distributeurs de bouquets de services». Pour ce faire, ils devront savoir mobiliser un grand nombre de prestataires de profils variés, sur des missions spécifiques, dans des territoires différents. Plus la palette des travailleurs sera variée et bien orchestrée, plus les biens socles desdits services seront pertinents, plus les services vendus seront de qualité. Ces travailleurs pourront être des indépendants mais également des salariés – d’entreprises partenaires. Peu importe leur statut finalement.
On peut imaginer que ces prestataires se regroupent sur des « plateformes quaternaires » qui s’apparenteraient davantage à un pool de prestataires rémunérés non par le client mais par l’entreprise productrice de services.
« Il s’agit de ne plus penser la plateforme comme une pompe à aspirer l’essentiel de la valeur, mais comme un outil régi par une gouvernance limitant les excès et respectant des principes éthiques ».
Des modèles économiques de ce type existent-ils déjà ? L’auteur cite l’autopartage (en l’opposant au covoiturage). Autre exemple : lorsque vous souscrivez un contrat d’accès à un internet, un salarié de l’entreprise-fournisseur vous conseille sur les offres et un technicien se déplace chez vous pour installer le matériel mis à votre disposition par l’entreprise (vous êtes tenu de le restituer). Si le conseiller est en général un salarié du fournisseur d’accès, le technicien est souvent un prestataire, parfois indépendant.
Ces modèles restent toutefois relativement peu sophistiqués et ce pour une raison que l’auteur souligne : la conception et la diffusion de « bouquets de solutions intégrées» nécessitent d’inventer de nouvelles formes de collaboration entre entreprises. Ainsi, s’agissant de la fourniture d’accès à internet, l’accompagnement dans la durée à l’utilisation du matériel est quasi-inexistante. De même, le périmètre des services est restreint à ceux qui sont proposés par le fournisseur d’accès, en lien avec son métier. Enfin, la qualité du service laisse parfois à désirer lorsque les relations entre le fournisseur d’accès et le prestataire technique sont peu fluides.
Surtout, dans ces exemples, manque ce qui caractérise une « solution quaternaire» : l’enrichissement de l’outil par les personnes, i.e. le client et le prestataire.
Finalement, le concept de « solution quaternaire» invite à regarder différemment la sous-traitance. Cette dimension économique du sujet est intéressante en tant que telle : à l’ère numérique, les entreprises sont appelées à développer des partenariats d’un nouveau genre et de nouvelles formes de coopération « à leurs bords », avec des acteurs aux profils de plus en plus variés. Ce qui est un défi en soi.
Cet ouvrage stimule l’imagination car il permet d’entrevoir de nouveaux métiers et de nouvelles façons d’exercer certains métiers.
On pense bien-sûr à l’aide aux plus âgés, secteur qui peine à trouver son modèle économique. Mais le secteur de la formation, de l’éducation sont également des terrains à explorer : « les bouquets pourraient combiner le travail effectué dans les établissements scolaires, universitaires ou de formation permanente, avec le travail personnel fourni à la maison ». Car tel est bien le second enjeu de la « solution quaternaire» : à rebours de la tendance constatée sur les plateformes « à coût marginal nul», intégrer une rémunération et des conditions de travail valorisantes pour tous les contributeurs et quel que soit leur statut.
L’une des clés du modèle économique à concevoir suppose de parvenir à valoriser l’outil technologique « enrichi » grâce à l’ensemble des contributeurs.
Si la conception du modèle économique à hauteur des objectifs imaginés par Mme Debonneuil est une gageure, admettons pour les besoins du raisonnement que cette étape préalable soit franchie : quel est alors le modèle social « mieux disant » pour les travailleurs de ces « plateformes quaternaires » ?
Quels outils pourrait-on imaginer pour améliorer la protection de ces prestataires quaternaires, dont certains pourront être des salariés ? Pourrait-on mettre en place des avantages sociaux liés non au statut desdits prestataires mais à leur appartenance à cette communauté elle-même pilotée par un distributeur de « solutions quaternaires» ? Quels services ou protections pourraient être ainsi mutualisés au profit de ce réseau ?
On pense notamment à des offres de formation professionnelle, qui pourraient d’ailleurs, en s’appuyant sur le réseau, intégrer des formations entre pairs. Des aides à l’accès au logement pourraient également être imaginées : le sujet est crucial, tant au regard de la population envisagée que du simple fait que l’on parle de services de proximité. Idem concernant l’accès aux soins. Des outils de partage de valeur pourraient également être imaginés. Soulignons que le projet de loi dit Pacte réactive l’intéressement de projet notamment lorsque le projet permet de valoriser un outil technologique. Finalement, n’approchons-nous pas une manifestation du concept d’ « entreprise étendue » ? Un réseau articulé autour d’un projet commun orchestré par une ou plusieurs entreprises ? Un champ de réinvention s’ouvre…
En toute fin d’ouvrage, l’auteur met en perspective le « revenu universel ». Elle suggère que, posé dans un contexte de pénurie d’emplois productifs dont il servirait à atténuer les effets et les conséquences, un « revenu universel » n’est pas envisageable (on ne sait pas comment le financier et on peut s’interroge même sur son bien-fondé). Mais, dans une perspective dans laquelle il y aurait davantage d’emplois de proximité productifs, un « revenu universel » pourrait être envisagé comme un élément d’une protection sociale renouvelée.
L’expérimentation en cours.
L’expérimentation à laquelle Mme Debonneuil est étroitement associée et au sujet de laquelle elle s’exprime publiquement permet de mieux cerner l’enjeu.
Trois entreprises de secteurs différents et complémentaires « s’associent » pour concevoir et distribuer un bouquet de services à domicile. Ces services, dont la caractéristique est d’être articulés autour d’outils technologiques, sont rendus par un réseau de prestataires de métiers, formes juridiques et statuts variés (étudiants, professions libérales, auto-entrepreneurs, salariés…).
L’innovation économique réside dans les modalités de coopération imaginées par les entreprises. Elles pourraient tenter de dépasser les formes juridiques classiques (joint-venture, par exemple) au profit de relations contractuelles plus souples, inventant de nouvelles formes de partenariat.
L’innovation sociale réside dans les protections sociales, au sens très large du terme, qui pourraient être liées à la participation à cette communauté de prestataires. Indépendamment des évolutions législatives qui seraient nécessaires, on imaginer des benefits de tous types, découlant de cette appartenance à un projet commun, aux membres de cette communauté.
Un chantier difficile mais qui ouvre d’intéressantes perspectives !
Benjamine Fiedler, Erell Thevenon, novembre 2018.
Les « fiches de lecture » n’engagent que leur(s) auteur(s). Elles visent à partager les réflexions, questions et propositions suscitées par la lecture des ouvrages lus ou relus pour nourrir les travaux menés par 2IES.
[1] Nous avons volontairement écarté le terme « d’objets connectés » utilisé par l’auteur pour dépasser la discussion sur l’avenir, ou pas, des objets connectés tels qu’ils sont souvent entendus. Ce qui nous intéresse et que vise, me semble-t-il l’auteur, est l’alliance homme-machine.
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