La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit.
Yann Algan et Pierre Cahuc, collection du CEPREMAP, Editions Rue d’Ulm, 2007.
Un petit ouvrage efficace et toujours d’actualité
Cet ouvrage a marqué les esprits lors de sa publication. Il montre, études et chiffres à l’appui, que la France se singularise par un fort déficit de confiance globale.
Les français se méfient non seulement des « riches et des institutions qui sont censées représenter leurs intérêts », mais aussi « de leurs concitoyens, de leur employeur ou encore de la concurrence ».
Cette défiance, qui va de pair avec un degré d’incivisme particulièrement élevé, persiste depuis plusieurs décennies, à compter de… la Seconde guerre mondiale.
Les auteurs démontrent que ce déficit de confiance n’est pas un « atavisme culturel» mais qu’il est intimement lié au fonctionnement de l’Etat et du modèle social, mélange atypique de corporatisme et d’étatisme.
Les droits sociaux sont octroyés en fonction d’un statut ou d’une profession, ce qui institutionnalise la segmentation des relations sociales. Parallèlement, l’ensemble des domaines économiques et sociaux, dans leurs moindres détails, sont réglementés, vidant le dialogue social de son contenu, entravant la concurrence et favorisant la corruption.
« En instaurant des inégalités statutaires, l’Etat a œuvré à l’effritement de la solidarité et de la confiance mutuelle ».
Ce mal français présente un coût économique et social considérable, dont les dysfonctionnements du marché du travail.
« Le déficit de confiance des Français entrave leurs capacités de coopération, ce qui conduit l’Etat à réglementer les relations de travail dans leurs moindres détails. En vidant de son contenu le dialogue social, ces interventions entretiennent la défiance entre les travailleurs, les entreprises et l’Etat ».
10 ans après la publication de cet ouvrage, rien n’a changé !
Un ouvrage qui nous inspire
« Transférer le pouvoir aux partenaires sociaux » : oui, mais comment ?
Rien n’a changé depuis 2007 ? Pourtant, les réformes récentes s’inscrivent dans une tendance en faveur de la décentralisation de la négociation collective – et c’est pourquoi il est intéressant de relire cette étude à la lumière de travaux postérieurs.
Plus de décentralisation, certes. Mais, comme le regrette le rapport La négociation collective, le travail et l’emploi de Jean-Denis Combrexelle (septembre 2015), « ces réformes n’ont pas enclenché une dynamique nouvelle». Au contraire – et comme le soulignaient déjà Yann Algan et Pierre Cahuc dans cet opuscule –, la négociation collective contribue à segmenter le marché du travail.
« La faute au code du travail » et aussi, et surtout, au « jeu des acteurs»… Le rapport Combrexelle l’exprime ainsi : « L’idée même qu’il puisse y avoir, dans une matière aussi sensible que celle du droit social, une source de droit distincte de la loi à la main de syndicats et d’organisations n’ayant aucune formation juridique ou connaissance des grands principes de notre droit paraît à beaucoup de juristes et de responsables politiques comme une incongruité. Il existe ainsi au sein de notre société des mécanismes correcteurs qui systématiquement réduisent, sous couvert d’un encadrement nécessaire, le champ de la négociation collective. »
Et l’auteur de dérouler ensuite une longue liste à puces des étapes franchies par un projet de texte visant à élargir le pouvoir des acteurs de terrain : concertation préalable, procédure parlementaire, rédaction des textes d’application, jurisprudence… « Chacune de ces étapes correspond à une intervention qui a sa propre légitimité. Leur cumul aboutit à des textes qui, en apparence, procèdent à un large renvoi à la négociation mais qui, en réalité, l’enferment dans un carcan juridique difficilement applicable et compréhensible par les acteurs ». Les pouvoirs et autorités publics ne sont pas les seuls en cause car leurs interventions sont bien souvent sollicitées par les acteurs eux-mêmes. C’est dire si le mal est profond !
« L’Etat doit laisser la place au dialogue social. »
Or, les auteurs de cet opuscule l’affirment avec force : « L’imposition de la loi peut s’accommoder d’une société en ruines où chacun suspecte son voisin. L’instauration d’un dialogue social oblige au contraire les citoyens à s’unir, à négocier et à trouver des compromis. Pour activer la confiance mutuelle, l’Etat doit donc transférer des champs de compétence à la société civile. […] A ce titre, transférer aux partenaires sociaux la régulation du salaire minimum, du temps de travail et de la sécurisation des parcours professionnels devrait favoriser l’émergence d’un modèle social où confiance mutuelle et civisme pourraient éclore ».
Les réformes du code du travail qui ont précédé et suivi ce rapport ont certes prolongé ce mouvement de décentralisation mais sans en changer fondamentalement la logique. Celle-ci reste inscrite dans un système de dérogation où la loi octroie des marges de liberté aux acteurs qu’elle réglemente dans les moindres détails.
Comment dès lors transférer réellement le pouvoir aux partenaires sociaux, sans reprendre aussitôt d’une main ce qui est accordé par l’autre ?
C’est à ce chantier que 2IES s’est attelé, en partenariat étroit avec des acteurs en quête de confiance et de reconnaissance de leur capacité à s’autoréguler, avec l’objectif de proposer une alternative à cette spirale de défiance.
La place particulière du juge dans cette affaire
Transférer le pouvoir aux acteurs pour susciter de la confiance, tel est le pari des auteurs, partagé par 2IES. Ce défi force à s’intéresser à une difficulté dans la difficulté : celle du rôle du juge.
« Souvent saisi sur la question de la validité des accords collectifs, le juge judiciaire est devenu un acteur à part entière de la négociation collective. Toute réforme en la matière ne peut faire l’économie du rôle qu’il s’est reconnu. Ce rôle d’acteur final de la négociation collective n’est d’ailleurs pas sans risque pour le juge lui-même tant la réalité de la négociation et de ses enjeux est différente de la réalité du dossier contentieux qui lui est soumis », Rapport Combrexelle, p.24
Or, le déficit de confiance qui existe entre le juge du travail et l’entreprise est particulièrement profond. Ce point, qui n’est pas abordé en tant que tel par l’ouvrage commenté, a fait l’objet d’une étude de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo publiée par l’Institut Montaigne en 2012.
Celle-ci conclut, sur la base d’une enquête réalisée en 2011, que les juges sont nettement plus réservés que les Français vis-à-vis des entreprises. « La différence est massive puisque les magistrats ont environ deux fois moins de chances que le reste des Français de s’exprimer en faveur d’une plus grande liberté laissée aux entreprises plutôt qu’à un contrôle accru de l’Etat, qui est d’abord un citoyen, est affecté au moins autant que d’autres, par cette défiance vis-à-vis du marché, de la concurrence et du pouvoir des acteurs sociaux. »
La défiance au carré ! On mesure l’importance de l’enjeu… Comment réduire ce fossé d’incompréhension entre les entreprises et le juge, notamment dans la perspective d’une plus grande liberté accordée aux acteurs de l’entreprise ? Comment le juge pourrait-il accompagner ce mouvement, tout en garantissant le respect des droits des parties ? Quels sont les axes concrets de la construction d’une relation de confiance ? Est-ce uniquement une question de formation et de meilleure compréhension réciproque des univers, comme le suggère l’étude précitée ? D’autres leviers pourraient-ils être activés ?
Il y a là matière à réflexion et propositions.
Erell Thevenon
15 novembre 2018
Les « fiches de lecture » n’engagent que leur auteur. Elles visent à partager les réflexions, questions et propositions suscitées par la lecture des ouvrages lus ou relus pour nourrir les travaux menés par 2IES.
Commentaires