Compétitivité et quête de sens
Le marché de la santé est particulier puisque, dans la majorité des cas, les clients sont des Etats. Cette entreprise est une filiale d’un groupe européen qui compte plus de 250 000 collaborateurs dans le monde. Cette filiale compte des usines, dont une est située dans l’est de la France, et des centres de R&D, dont un basé en France. En France, l’effectif est d’environ 450 personnes, dont la moitié de cadres.
Comment rester compétitif dans un marché (celui du dispositif médical) de plus en plus aléatoire et tendu ? Comment, dans le même temps, conserver du sens et l’engagement des collaborateurs ? Comment donner envie à des collaborateurs talentueux de rejoindre ce groupe et de s’y engager ? Que peut proposer à ces candidats qui conjuguent aspirations diversifiées et contraintes personnelles réelles, lorsque les sites de production sont situés en zone rurale ?
Véronique* est DRH. Elle travaille dans l’un des sites de production de l’entreprise, dans l’est de la France. Elle analyse ces injonctions contradictoires et esquisse des pistes de réponse pour relever ces immenses défis.
*Le prénom a été modifié.
Écoutons
2IES. Quel est, pour votre entreprise, le principal défi des 10 prochaines années ?
Véronique. Dans notre secteur – celui des produits et dispositifs médicaux –, nous sommes face à des Etats. Ce sont les Etats qui décident de commercialiser, ou pas, le produit, et son tarif. Aujourd’hui, les populations vieillissent et les budgets santé sont de plus en plus scrutés, ce qui emporte deux conséquences qui risquent de s’accentuer dans les prochaines années. D’une part, c’est un secteur très concurrentiel dans lequel le prix compte plus que l’innovation. D’autre part, les régulations sectorielles sont de plus en plus rigoureuses et protectionnistes.
Face à ces deux risques externes, quels sont les leviers que l’entreprise peut mobiliser pour faire la différence ? Quel est le défi le plus important que vous aurez à relever ?
Notre principal challenge est celui des compétences.
Nous devons impérativement parvenir à attirer, recruter et fidéliser des collaborateurs dotés de compétences techniques et/ou managériales.
Nous recherchons des expertises très pointues : des ingénieurs qualité, des spécialistes de l’informatique embarquée, par exemple. Mais là n’est pas le problème. On trouve des collaborateurs qui ont ces savoirs faire.
Il est bien plus difficile de recruter des experts dotés de compétences managériales. Ces profils sont plus rares. Les experts sont rarement de bons managers et ils peinent à comprendre que la fonction managériale n’est pas une fin en soi. L’idée que compétence technique et compétence managériale sont liées est encore trop fortement ancrée dans les esprits.
Lorsqu’on identifie un profil de ce type, encore faut-il qu’il ait envie de venir chez nous ! C’est la seconde difficulté avec laquelle nous devons composer et qui s’ajoute à la précédente. Notre site est basé dans une petite ville de moins de 3000 habitants en zone rurale, à mi-chemin entre deux capitales régionales. C’est de plus en plus difficile de convaincre des candidats de nous rejoindre quand ils ont une famille, parfois recomposée, un conjoint qui a lui-même un projet et des contraintes professionnels, des activités extraprofessionnelles, un réseau amical…
Nous ne pouvons plus nous contenter de ne proposer qu’un job. Job contre salaire, c’est fini ! Aujourd’hui, une entreprise qui recrute un salarié doit tenir compte de sa personne et de son projet (contraintes familiales, aspirations en termes de loisirs, de qualité de vie, d’équilibre personnel, mobilité géographique, mobilité professionnelle…).
Aujourd’hui, nous devons proposer un projet de vie plus qu’un projet professionnel.
Et tout l’enjeu est de savoir comment accompagner ce projet en restant dans notre rôle. On pourrait développer davantage des réponses immédiates et pragmatiques : par exemple, mieux s’organiser entre entreprises d’une même région pour proposer des emplois aux conjoints. Cela ne sera toutefois pas suffisant face à ce qui semble être une tendance lourde. Nous devrons repenser l’organisation de l’entreprise en intégrant cette nouvelle donne.
« Comment constituer et manager une équipe dispatchée en plusieurs endroits ? » est la question que nous devons résoudre.
Le problème se pose dans des termes comparables que les collaborateurs soient chez eux, à quelques kilomètres du site, ou sur une des 24 time-zones du monde.
Ces exigences dépendent-elles du profil des candidats ? Sont-elles caractéristiques des nouvelles générations ?
Jeunes ou moins jeunes veulent un job intéressant et une vie à côté du boulot.
Les gens ont les mêmes aspirations quel que soit leur âge. La différence entre les générations tient moins au contenu de la demande qu’à la façon dont les choses sont dites.
Les jeunes sont capables de refuser un CDI ; un quadra ou un quinqua ne refusera pas mais ne restera pas. Dans un cas c’est « non » dès l’entretien, dans l’autre, c’est « oui », puis une démission qui suit une baisse progressive de la motivation. Je dirais que les jeunes s’assument et sont plus cohérents. Ils n’ont pas peur des CDD, pas peur du chômage et se sentent plus libres. Les plus anciens ont des charges, sont tenus par des niveaux de salaire, des engagements financiers et familiaux. Ils acceptent car ils se sentent moins libres, mais ne sont pas alignés pour autant. J’ai plusieurs exemples en tête de cadres à fort potentiel qui, rattrapés par des contraintes personnelles, ont quitté l’entreprise après quelques années seulement.
Constatez-vous des différences selon que les candidats sont originaires de métropoles, ou pas ? Qu’en est-il à l’étranger : constatez-vous des phénomènes comparables ?
Le monde du travail à Paris ou chez nous est exactement le même. La différence tient dans ce que vous faites le week-end. Ici, nous vivons plus en lien avec la nature. Si vous voulez aller au ski ou ramasser les œufs de vos poules, vous le faites. Pour le reste, la vie professionnelle est identique : les opérateurs d’ici sont les mêmes qu’à Paris. Le job est le même et le besoin de sens et de reconnaissance s’exprime dans les mêmes termes.
L’être humain est le même partout : quel que soit son âge ou sa nationalité, il est sensible au fait d’être considéré ou pas. A l’étranger, je constate peu de différences, même si les situations se décodent à la lumière des cultures. En Chine, par exemple, le statut est lié au salaire et semble compter davantage que la qualité de vie.
En outre, le produit pour lequel on bosse n’a pas beaucoup d’importance au regard du sens que l’on cherche dans son travail. Ce qui compte c’est l’histoire qu’on se raconte. Pourquoi je vais au boulot, pourquoi je fais mon boulot ? J’ai une histoire à me raconter et chacun a la sienne. Les jeunes savent raconter leur histoire ; c’est pour cela qu’ils sont plus libres.
Selon vous, quels sont les facteurs déclencheurs de cette quête de sens ? Que proposer face à ces demandes ?
C’est une question de temps. Le problème est que le temps de l’entreprise est hyper court. La période de référence est le trimestre, l’année tout au plus ! Et plus ça va plus le temps est court. Les dirigeants ont les yeux rivés sur le cours de l’action. Chez nous, le cours a été récemment divisé par deux… D’un côté, on a un temps qui se rétrécie, de l’autre, des évolutions culturelles qui dépendent d’un temps humain inévitablement long.
Aujourd’hui les managers sont drivés par leurs propres priorités. C’est orthogonal avec les aspirations des collaborateurs qui veulent du sens et de la reconnaissance. Il faut des indicateurs financiers, c’est inévitable ; mais il faut tenir compte de l’humain, c’est indispensable. Il ne sert à rien d’opposer les deux.
La finance c’est la peau. L’humain c’est le cœur.
Face à ces torsions, temps hyper court contre temps long, la réponse est principalement de nature managériale.
On a cruellement besoin de managers sachant manager.
Des personnalités qui sachent animer des équipes à distance et mesurer les performances, qui sachent accepter un droit à l’erreur et faire progresser les collaborateurs, qui sachent faire preuve d’humanité tout en étant solides pour résister aux pressions et qui sachent dire les choses… Je dis à mes managers : « les gens que vous recrutez aujourd’hui, il faut que vous ayez envie de les recruter dans 10 ans ». Cela implique qu’ils les aient développés.
Une entreprise qui parvient à fidéliser ce type de managers et développer ce type de management, qui donne du temps et des marges de manœuvre, fait preuve d’une vraie humanité et donc d’une vraie efficacité.
Le cadre réglementaire entrave-t-il ou, au contraire, pourrait-il faciliter les évolutions culturelles ?
Si on doit chercher un levier sur le terrain juridique, la flexibilité du droit du travail serait une vraie avancée, notamment des contrats.
En France, on a peur de recruter car on a peur du plan social, de la grève, etc. Je vous décris là ce que perçoit la direction d’un groupe étranger, ce que nous sommes. Une entreprise qui s’installe en France va privilégier le temporaire (intérim, CDD ou sous-traitance) qui lui paraît plus simple et plus sûr. Ce ne sera pas forcément moins cher ni plus efficace, mais ce sera toujours moins compliqué et moins risqué.
En ce sens, le Crédit Impôt Recherche a utilement compensé la rigidité-complexité-coût et la mauvaise image de la France. L’enjeu de compétitivité est réel. On est sur un marché mondial. Qu’on le veuille ou non, une entreprise fait ses calculs avant de s’installer (coût du travail, prix de transferts, etc.). Comment faire pour que la France reste dans la course ?
Le système français est très confortable. On ne s’en rend pas compte ou on ne veut pas l’admettre. Surtout pour les cadres… Est-ce normal d’avoir un système de chômage aussi confortable ? Certes, cela permet de retrouver tranquillement un job de qualité égale ou supérieure mais il y a un coût caché qu’on finit toujours par payer.
A minima on devrait considérer qu’on a des devoirs. Or aujourd’hui, le salarié a du mal à envisager ses devoirs. Prenons l’exemple des vacances. La règle devrait être « Les vacances, toutes les vacances mais que les vacances ». Chacun devrait avoir le droit de prendre toutes ses vacances, sans possibilité de les reporter sur l’année postérieure, mais en tenant compte de l’organisation du travail définie par l’employeur. Cette règle simple est tellement difficile à faire accepter. Aujourd’hui c’est plutôt « Mes vacances quand je veux, en fonction de la météo, du prix des billets, de mes engagements personnels, peu importent les contraintes de l’entreprise ».
Là encore, le rôle des managers est déterminant, surtout dans un système compliqué. Et ces dérives vers toujours plus de droits toujours moins de devoirs sont le symptôme d’une diminution de l’engagement qui elle-même découle de la perte de sens. Le paradoxe est que les outils pour donner du sens existent. Tout dépend de la façon dont ils sont mobilisés.
A quels outils pensez-vous, par exemple ?
Je suis préoccupée par le fait que nos obligations de formation aient diminué. A mon sens, l’entreprise doit investir dans la formation des salariés. Elle ne peut pas se débarrasser d’une personne qui ne serait plus apte. L’entreprise devrait faire progresser les salariés, de façon qu’ils puissent, en sortant, avoir un plus par rapport à leur embauche et espérer aller plus loin dans l’entreprise ou ailleurs.
Quel est le poids du dialogue social dans ces évolutions ?
Chez nous, le dialogue social a un vrai sens ; on est dans la co-construction. On a des partenaires qui ont envie que dans 10 ans le site soit là. On a des gens qui comprennent et qui ne sont pas sur des postures idéologiques.
Seriez-vous favorable à ce que les acteurs de l’entreprise disposent de davantage de liberté pour décider, avec les salariés, de l’avenir de leur entreprise ?
Je pense qu’il faut un minimum de cadre, au risque d’avoir un droit du travail équivalent à celui de pays moins-disant socialement. On ne peut pas laisser une complète autonomie. En revanche, il faut cesser de s’accrocher à des dogmes, des idées reçues, des totems, des schémas datés.
Par exemple, cessons de considérer que le CDI est l’alpha et l’oméga du droit du travail. Le CDI est en réalité un CDD ; interrogeons-nous sur les raisons qui nous font privilégier le CDI. C’est évident : c’est moins le type de contrat que la protection et les avantages qui y sont attachés. Il faut résoudre cette difficulté car on devrait pouvoir rompre un contrat facilement, sans faire n’importe quoi pour autant et en ayant prouvé qu’on a développé les gens.
Je me répète : ces contraintes additionnées ne font qu’augmenter le recours aux prestataires. C’est plus facile, on est moins exigeant sur le profil parce qu’on s’engage sur une durée limitée et, surtout ça pèse moins sur les deux indicateurs que sont le CA et le LCI [ndlr, labour cost indicator]. Il est plus facile de jouer sur la dépense que sur le coût de main d’œuvre… C’est évident, malheureusement.
Quels seraient, selon vous, le ou les grands principes qui pourraient fonder le droit du travail de demain ?
Inciter, récompenser, plutôt que sanctionner.
Par exemple, pourrait-on imaginer de valoriser les entreprises qui offrent plus de travail de qualité, de longue durée, des formations. Comment valoriser les comportements sociaux vertueux ?
Cela nous conduirait, par exemple, à récompenser une entreprise qui licencierait ! Pourquoi pas, si cette personne a fait un bond en termes de compétences et est aisément et rapidement employable ailleurs.
Autre exemple. On pourrait récompenser les entreprises qui attachent autant d’importance à la hausse de leurs cours de l’action qu’à la baisse de leur courbe AT-MP ; ou bien les entreprises qui s’engagent en faveur de la formation initiale, de l’emploi des jeunes (stages de 3ème, par exemple), de la formation des professeurs…
Encore un exemple qui me vient à l’esprit. On paye aujourd’hui beaucoup le manque de courage de n’avoir pas su faire partir plus tôt des personnes. Celles-ci ont d’importantes difficultés pour se former et sont moins employables, alors qu’elles l’auraient été il y a quelques années. Pourquoi ne pas prendre le contrepied et proposer des CDD pour les +55 ans ? Cela rassurerait les entreprises.
En d’autres termes, il s’agirait de valoriser la RSE, plutôt que de l’envisager sous le seul angle de la contrainte. Le gap se mesurerait comme en matière de développement durable : « je rends à la nature ou à la société plus que ce que je lui ai emprunté. » Il faudrait trouver le mécanisme qui donne corps à cette idée.
Il ne s’agirait pas, pour autant, de confondre ce qui relève du rôle de l’entreprise de ce qui est de la responsabilité de l’Etat ou d’autres acteurs. Par exemple, si l’entreprise devait faire davantage en termes de formation, on ne saurait lui imposer de prendre en charge des formations qui n’ont rien à voir avec son objet ou son intérêt. S’il est normal d’exiger d’une entreprise qu’elle prenne en charge la formation d’un collaborateur qui veut monter en grade, il n’est pas admissible qu’on lui impose de financer une reconversion dans un métier qui lui est totalement extérieur et étranger.
De manière générale, plus on va aller vers l’automatisation, les machines, l’artificiel, le virtuel, plus il faudra compenser par de l’humanité, de la proximité, de la parole, de la vérité et des relations directes. Les individus ont besoin qu’on leur donne les règles du jeu. Qu’ils les acceptent ou pas, peu importe ; ce qui compte est qu’ils les connaissent.
Quels champs de réflexion ce témoignage ouvre-t-il pour 2IES ?
Ces propos soulignent les pressions et torsions que vivent les entreprises et leurs collaborateurs. Quête de rentabilité d’un côté, quête de sens de l’autre, attentes de mobilité géographique et/ou professionnelle, difficultés pour les organiser de l’autre ; poids croissant de la réglementation versus nécessité d’être toujours plus agile ; espoirs de sécurité des individus versus incertitudes lourdes qui pèsent sur les institutions ; toujours plus d’intervention de la machine, d’un côté, besoin croissant d’humain, de l’autre…
Comment satisfaire ces injonctions contradictoires ? Comment dépasser les contradictions et atteindre les objectifs ? L’importance réelle accordé à « l’humain » au sens large semble déterminante. L’entreprise a besoin de marges de manœuvre pour favoriser l’évolution des pratiques. Elle a besoin d’un droit pragmatique et d’une pratique dynamique et innovante de ce droit.
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