[Les Pionniers] L’avenir du travail : le point de vue d’une start-up

05 juin 2019

Printemps 2019. Rencontre avec le fondateur d’une fintech. Quelle est la réalité de l’organisation et des formes de travail dans une start-up ? Dans quelle mesure le travail en start-up préfigure-t-il le travail de demain ?
Retour sur un échange a bâton rompu, très riche, ou l’on analyse les grands écarts culturels, plus subtils que l’on ne les imagine.  

Motif coin large

Jeune entreprise et entreprise jeune

Comme de nombreuses start-up, cette entreprise a été fondée il y a quelques années par un noyau d’associés dotés d’une expérience professionnelle solide, acquise dans des grandes entreprises et des cabinets de conseil. Elle opère dans le secteur de la finance et compte aujourd’hui près d’une centaine de jeunes salariés, aux profils variés.

Quelle est la réalité de l’organisation du travail dans une start-up ? Quelles sont les aspirations des collaborateurs ? Dans quelle mesure le travail en start-up préfigure-t-il le travail de demain ? Quels sont les leviers de transformation ?

Tancrède*, l’un des fondateurs de cette fintech, brosse un tableau passionnant des défis auxquels ils sont confrontés.

*Le prénom a été modifié.

Ecoutons

Quels sont les risques majeurs auxquels votre entreprise est confrontée ?

En termes de risques systémiques, le risque réglementaire est pour nous le plus dangereux et, je l’espère, le moins probable. Comme de nombreuses fintech, nous opérons sur des brèches qui ont été récemment ouvertes, au détriment parfois de positions d’acteurs traditionnels. Nous ne sommes jamais à l’abri d’un revirement.

La survenance d’une crise financière est un autre risque, dont nous sommes bien placés pour percevoir les signaux annonciateurs.

C’est un risque ambivalent : les grands acteurs seraient bousculés, ce qui peut créer des opportunités pour les petits agiles. C’est la vision optimiste des choses car d’un autre côté, nos clients – dont certains sont relativement fragiles –, pourraient subir de plein fouet cette crise… et nous avec.

 

Imaginons. Nous sommes en 2030 et votre entreprise prospère. Pourquoi ? Comment ? Quels obstacles avez-vous franchis pour en arriver à cette enviable situation ?

Nous avons su recruter de bons éléments au bon moment et fidéliser nos équipes, ce qui nous a permis de consolider notre carnet de commandes. Nous avons su maîtriser notre croissance et franchir avec succès des stades critiques, avec l’appui d’une équipe capable de construire et consolider, mais aussi de piloter l’entreprise en phase de croisière.

 

Revenons en 2019 et à l’un de vos principaux défis, celui du recrutement. Quelle est votre stratégie ? Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

Nous avons besoin de compétences relativement pointues (des développeurs, des analystes financiers, des commerciaux) que nous nous imposons d’embaucher.

C’est un choix stratégique : nous considérons que la valeur de l’entreprise est dans les compétences, pas dans les outils.

Sur un marché tendu, c’est une stratégie ambitieuse – et d’ailleurs originale – car cette pénurie et les difficultés qui en découlent freinent notre croissance. Mais nous sommes convaincus qu’à long terme, elle sera payante.

Le marché des développeurs est particulièrement tendu : il y a peu de développeurs par rapport à la demande et peu d’entre eux répondent à nos exigences. Nous cherchons davantage que des compétences techniques. Nous attendons de nos collaborateurs des compétences relationnelles et des qualités humaines. Quand vous faites appel à des indépendants, les soft-skills importent peu. Elles sont déterminantes dans une stratégie de salariat, a fortiori lorsque l’atmosphère de travail est un des premiers points que vérifient les candidats avant de nous rejoindre.

 

Quels sont vos leviers de différenciation ?

Ceux qui nous rejoignent sont d’abord motivés par le projet de l’entreprise et les personnalités qui composent l’équipe.

La question de la rémunération n’est pas centrale. Mais nous sommes sur une population globalement jeune (moins de 30 ans) et très volatile. D’ailleurs, lorsqu’ils nous quittent, ce n’est jamais pour des questions matérielles. Troisième élément de motivation, qui concerne cette fois les développeurs : la technologie informatique que nous utilisons.

 

Quelles sont les caractéristiques de cette population de développeurs et assimilés ? En quoi est-elle si différente ? Pourquoi est-ce si difficile pour l’entreprise de les attirer ?

La population des développeurs, qui constitue environ 20% de notre effectif, est incontestablement particulière, avec des attentes particulières et un rapport au travail particulier.

Prenons l’exemple des horaires de travail. L’horaire de travail est une référence qui leur est complètement étrangère. Jour, nuit, semaine, week-end… ils ne voient pas vraiment de différence (sauf entre matin et soir… ils sont rarement du matin !). Ils ne comprennent pas comment nous pouvons y attacher autant d’importance. A l’inverse, pour les dirigeants qui ont fait leurs classes il y a quelques années dans des métiers de la finance, la présence au bureau, la ponctualité et le temps passé à son poste de travail restent des indicateurs de motivation, d’engagement et de qualité de travail. D’ailleurs, le sujet du télétravail n’est pas mûr chez nous.

Autre exemple de rapport au temps différent : ils sont dans l’instantanéité. Les développeurs utilisent des messageries instantanées (type Slack). La majorité des collaborateurs utilisent le mail, qui autorise un temps de latence avant la réponse. C’est quelque chose qu’ils ne comprennent pas.

 

Ces comportements sont-ils le reflet d’évolutions de la société et sont-ils amenés à se généraliser ?

Ce comportement est caractéristique des développeurs. Nos jeunes commerciaux ou analystes financiers ont des « modes de vie professionnelle » beaucoup plus « classiques ».

Les analystes financiers sont respectueux des règles et de l’ordre. Bien que digital natives, ils ne sont pas forcément à l’aise avec les outils technologiques. En tout état de cause, cela les amuse ou les intéresse moins. Pour ceux, ce sont des outils, voire des gadgets, en tout cas des accessoires par rapport à leur expertise. On peut presque parler d’une forme de mini-fracture technologique de ce point de vue.

Les commerciaux ont intégré qu’ils ne pouvaient correctement exercer leur métier qu’en respectant les horaires « classiques » de bureau. Nombre de start-up travaillent avec une clientèle peu ou pas digitalisée, et peu ou pas agile. Concrètement, nous proposons de nombreuses interfaces pour améliorer et simplifier le parcours client. Mais dans de nombreux cas, nos clients [des PME, ndlr] préfèrent prendre leur téléphone et parler à un vendeur en chair et en os. Les startuppers sont contraints de se couler dans un modèle marqué par certaines exigences ou habitudes de leurs clients.

Dernier point et non des moindres : une fintech est une start-up qui évolue dans un environnement hyper-réglementé. On vit tous les jours un grand écart entre notre environnement entrepreneurial et l’ « ancien » monde de nos autorités de contrôle, bien que celles-ci se soient modernisées (ce que nous constatons quand nous comparons avec les process que nous devons suivre dans certains pays étrangers). Par exemple, nous publions tous nos chiffres et une foule d’informations sur notre site, en utilisant des outils qui en permettent une lecture dynamique, optimisée, et surtout exhaustive et adaptée aux spécificités de notre activité. Nous devons faire une deuxième fois le travail en calant dans les formulaires, logiques et modèles administratifs, exigés par les autorités de contrôle pour un résultat moins probant.

Finalement, toute start-up que nous sommes, nous faisons constamment le grand écart en trois dimensions : culture de nos développeurs et culture de nos fondateurs ; aspirations de nos collaborateurs et exigences de nos clients ; agilité de la start-up et formalisme administratif.

 

On entend souvent que les jeunes sont en « quête de sens ». Le constatez-vous ? Comment l’interprétez-vous ?

La quête du sens n’est pas le propre de la jeune génération. Nombreuses sont les personnes qui, aujourd’hui en retraite, ont fait toute leur carrière en étant guidées par une quête de sens. Les professeurs, par ne citer qu’un exemple.

Il faut savoir décrypter cette revendication. La « quête de sens », telle qu’elle est aujourd’hui à la mode, est l’écho de l’esprit de la Silicon Valley. C’est la traduction du « change the world », « tech for good », etc. Aujourd’hui, les jeunes, et notamment les plus aisés et les plus qualifiés, plébiscitent l’entrepreneuriat. Naturellement ils endossent, relaient et donnent du poids à ce message.

Ce besoin de sens exprime davantage, selon moi, un désir d’avoir un impact personnel, direct et visible sur son environnement extérieur.

Autrement dit, « je veux que mon travail change le monde », plus que « je veux participer à une activité collective qui change le monde ». En somme, c’est une revendication très autocentrée. Si l’impact collectif était vraiment moteur, il y aurait davantage de candidats dans les mutuelles ou les B-Corp. A l’inverse, un des critères de sélection pointé par ces jeunes réside dans la proximité des équipes avec le patron et la possibilité d’y avoir facilement accès.

 

Une fois que vous avez recruté ces perles rares, comment les fidélisez-vous ?

Fidéliser est aussi difficile que recruter. Et pour nos collaborateurs, deux-trois ans, c’est déjà très long !

Les start-up attirent, par construction, les nomades qui viennent y chercher une expérience valorisante dans un parcours qui comptera de nombreuses étapes. Dans le même temps, les start-up consacrent beaucoup de temps aux recrutements qui se font souvent intuitu personae et le départ d’un membre de l’équipe est souvent déstabilisant pour l’ensemble.

Aujourd’hui, nos employés font confiance à l’entreprise sur les conditions matérielles de travail. Ils viennent pour le projet. Dès que cet équilibre subjectif se rompt, ils partent sans crier gare, en quelques jours, au plus quelques semaines, et sans chercher à négocier quoique ce soit.

Toute la difficulté pour nous est de détecter ces départs pour en anticiper les conséquences non négligeables pour l’entreprise. Nous devons davantage nous structurer et être plus facilement « interchangeables » pour pouvoir proposer des évolutions en interne et moins souffrir en cas de départ.

Dans notre entreprise, c’est un phénomène qui caractérise tous types de profils, quels que soient les qualifications, les métiers et les âges. C’est toutefois particulièrement frappant avec les plus jeunes. Ils expriment une forte impatience. Ils disent avoir fait le tour de la question en un an quand, les plus anciens considèrent qu’eux, il leur en a fallu cinq ou six ; fraichement sortis d’école, ils refusent de faire les tâches qu’ils considèrent comme n’étant pas de leur niveau ; ils veulent aller vite et haut en brûlant toutes les étapes de ce qu’on appelait avant « l’apprentissage ». Ont-ils fait le tour de la question ? Ont-ils vraiment consolidé leurs acquis et développé leurs compétences ? Peut-être, s’ils sont brillants, peut-être pas… mais le résultat est le même. Ils partent si nous ne sommes pas capables de leur proposer autre chose. Or, dans les petites entreprises, c’est difficile.

 

L’association au capital est-il un levier de fidélisation ?

Dans l’univers des start-ups, la participation au capital va de soi. A fortiori dans le secteur financier. C’est pour cette possibilité d’association au capital que les gens créent ou rejoignent des start-ups. Souvent, la faiblesse des salaires est compensée par l’octroi de stock-options. Chez nous, les salaires sont au prix du marché et des stock-options sont attribuées par l’entreprise à hauteur de la mise de chacun.

L’actionnariat salarié devrait être davantage développé dans les PME.

Je ne sais pas pourquoi les dirigeants n’y pensent pas. C’est un vrai levier et c’est pourtant relativement simple à mettre en place. C’est aussi un moyen de motiver les équipes : « l’entreprise, c’est aussi votre affaire ». C’est parfois un moyen de rétention de certains collaborateurs.

 

D’autres avantages sociaux sont-ils proposés aux collaborateurs ? Y a-t-il là matière à discussion dans l’entreprise ?  

Chez nous, le dialogue social est informel. Les collaborateurs sont motivés par le projet et la mission. Lorsqu’ils nous quittent, c’est parce qu’ils ont l’impression d’avoir fait le tour du sujet ou parce qu’ils ont naturellement « la bougeotte ». Les conditions de travail ne sont jamais mises en question.

En dehors de l’actionnariat salarié, il n’y a pas de discussion sur les accessoires de rémunération. En revanche, les fondateurs et les managers sont très vigilants dans la façon de considérer les collaborateurs. Par exemple, on ne licencie pas – il arrive que nous commettions des erreurs de recrutement et que certaines personnes ne soient pas à leur place. On garde la personne jusqu’à ce qu’elle retrouve un job et on l’accompagne dans la recherche.

 

Pensez-vous qu’un nouveau rapport au travail et à l’entreprise se dessine ? L’entreprise serait une case sur un plateau de jeu, une étape dans un parcours professionnel ?

Les comportements ont changé. Nous sommes attachés au salariat pour les raisons que j’ai indiquées. En revanche, la distinction entre CDI et CDD n’a aucun sens. Aujourd’hui, nous recrutons en CDI mais nos collaborateurs n’y attachent aucune importance : ils ne se projettent pas au-delà de quelques années dans l’entreprise. C’est une expérience, une étape.

De mon point de vue, le CDI a fait beaucoup plus de mal au travail que le CDD.

Dans un grand groupe, il y a une scission insupportable entre les CDD d’un côté, qui stressent, les yeux rivés sur le terme de leur contrat, et les CDI, de l’autre, qui pensent pouvoir se reposer sur leurs lauriers.

De mon point de vue, c’est à chacun de se prendre en charge et d’imaginer son parcours. Lorsqu’on commence à être bien dans une entreprise, il faut la quitter et se mettre en risque. C’est le seul moyen de conserver son employabilité. Ce doit être une démarche personnelle, une initiative que chacun prend en fonction de ses contraintes personnelles à un moment donné.

Il faut admettre que tout le monde ne fonctionne pas sur un modèle unique.

Tout le monde n’a pas les mêmes aspirations, ni les mêmes bagages, contraintes, motivations, rapport au travail… et ces facteurs sont à géométrie variable.  On peut vouloir être nomade ou/puis sédentaire, hédoniste ou/puis compétiteur. Le monde du travail a besoin de tous les profils et tous les profils devraient pouvoir trouver leur compte dans le marché du travail et passer d’une étape à l’autre en toute fluidité.

C’est un changement de logiciel aussi pour l’entreprise. Comment fluidifier les parcours, dans l’intérêt des deux parties ? Les entreprises d’un même écosystème pourrait-elle s’entendre pour faciliter les passages de l’une à l’autre ? C’est une idée à creuser et qui pourrait convenir au monde des start-ups qui grandissent dans des écosystèmes très denses.

 

Quels champs de réflexion ce témoignage ouvre-t-il pour 2IES ?

  • Cet entretien montre que les différences culturelles ne se réduisent pas à des distinctions entre générations ou entre tailles d’entreprises. A l’instar d’entreprises « établies » et de taille supérieure, les start-up vivent aussi ces grands écarts, notamment des écarts culturels relativement complexes. Toutes les entreprises doivent apprendre à gérer cette « élasticité ». L’ensemble des travailleurs vit cette évolution de la relation de travail.

 

  • Le rapport au travail évolue et l’entreprise est de plus en plus perçue comme une étape dans un parcours professionnel et personnel. Un passage qui sera plus ou moins court, à la discrétion d’un travailleur de plus en plus impatient et exigeant. Les petites entreprises doivent pouvoir gérer ce turn-over important et semblent manquer d’outils pour le faire. Une relation de travail plus contractuelle serait-elle une voie ? Dans un contexte où le rapport de force entre employeurs et collaborateurs semble s’inverser, c’est une piste qui mérite d’être regardée.

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