L’entreprise mal-aimée
Le lien entre les travailleurs et l’entreprise est abîmé. Les raisons sont profondes et les conséquences réelles et majeures, notamment pour les petites et moyennes entreprises.
Fabienne a derrière elle plus de vingt ans, passés dans plusieurs entreprises (groupe et ETI), à des fonctions de direction. Aujourd’hui, elle accompagne les chefs d’entreprise, notamment de PME, dans l’identification de des vulnérabilités de l’entreprise et de leur traitement. Elle propose une lecture des relations contemporaines de travail à la lumière de son expérience et de son intérêt particulier pour la relation humaine (elle s’est notamment formée à la médiation).
Écoutons
Quels sont les principales vulnérabilités que vous identifiez chez vos clients ?
Les risques informatiques sont majeurs (cybersécurité, archaïsme des systèmes, non-conformité qui empêche de répondre aux appels d’offres…). Les petites entreprises sont très exposées et manquent cruellement de compétences.
C’est d’ailleurs le second risque : le recrutement, la fidélisation et le maintien des compétences, informatiques mais plus généralement sur tous les métiers. Mes clients le citent systématiquement dans les échanges.
Attardons-nous sur ce dernier point. Quel est votre diagnostic et quels types de traitement leur préconisez-vous ?
Hors des causes structurelles (positionnement géographique, pénurie de compétences), la difficulté vient souvent de l’image de marque employeur.
J’ai en tête l’exemple d’un chef d’entreprise d’une cinquantaine de salariés. Il peine à recruter les techniciens parce que le site est peu accessible, parce qu’on manque de compétences de cette nature mais également parce que son management est « à l’ancienne », un mélange de contrôle et de paternalisme. Il n’avait pas conscience qu’il avait une image de marque employeur, a fortiori de sa dégradation.
A quel point la situation est-elle dégradée, selon vous ?
Le monde du travail ne fait pas rêver. Je dirais même qu’il fait fuir. La question n’est pas de savoir s’il faut installer un babyfoot – ce concept de bonheur au travail n’a pas de sens de mon point de vue –, mais de réfléchir à ce que les gens attendent du travail, en plus du salaire.
Je suis frappée par le nombre de jeunes diplômés qui changent radicalement de voie pour se lancer dans des métiers manuels : pâtissier, tapissier, menuisier, couturier… C’est très troublant.
On parle beaucoup des jeunes, mais ce constat est valable aussi pour les plus anciens. J’ai quitté l’entreprise et me suis mise à mon compte : beaucoup de gens m’envient et sont prêts à faire la même chose, prendre ce risque de partir.
Dans les phases de vie où les moyens financiers sont moins importants, le lien travail-salaire ne tient plus.
Pourquoi parle-t-on autant aujourd’hui de cette quête de sens ? Est-ce un phénomène ancien qui trouve un nouvel écho grâce au numérique ou une tendance lourde contemporaine ?
J’ai le sentiment que la situation dans les entreprises s’est dégradée.
L’entreprise est devenue très contraignante, étouffante, écrasante. Au début de ma carrière, je prenais beaucoup de plaisir à travailler. J’ai eu des relations fortes avec des collègues, avec ma hiérarchie. On m’a fait confiance. J’ai progressé. Je ne suis pas certaine de pouvoir vivre un parcours comparable si je démarrais aujourd’hui. L’entreprise donne trop d’importance aux process, aux questions d’organisation au détriment du sens et de la confiance.
Le droit, au sens large, est une des causes de cette spirale de perte de confiance : il écrase, conduit à la judiciarisation des relations et à la mise en place de process.
Cette désaffection de l’entreprise pourrait-elle conduire à sa dislocation ?
Oui, je pense que l’entreprise risque de perdre son affectio societatis, surtout dans les petites et moyennes entreprises qui ne parviennent pas à faire face à ce mouvement.
Pourtant, trouver du sens pourrait être plus facile dans les petites unités.
C’est une question que je me suis posée effectivement. Les grandes entreprises dont les milliers de salariés forment une masse, avancent et innovent malgré tout. Les plus petits ont plus de mal.
Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on est dans une petite entreprise qu’on y trouve plus facilement du sens. J’ai l’exemple en tête d’une entreprise de quinze ingénieurs. Une des salariées me disait qu’aujourd’hui, le job et les conditions de travail lui conviennent. Notamment, elle accepte volontiers de faire des heures supplémentaires en période chargée ; en période creuse, elle part plus tôt pour faire du sport. Cela tient à très peu de choses et peut basculer à tout moment. Cet été, la direction leur impose des vacances en août. Elle serait prête à l’entendre s’il y avait une baisse d’activité et que cette fermeture s’imposait dans l’intérêt de l’entreprise ; en l’occurrence, ce n’est semble-t-il pas le cas. Il est fort possible qu’elle décide de quitter l’entreprise pour une question de dates de vacances. C’est une mercenaire et elle assume complètement ce « statut ».
Le collaborateur se comporte vis-à-vis de l’entreprise comme un consommateur ou un client. Les salariés consomment les entreprises.
Les entreprises s’en plaignent mais au fond, n’est-ce pas de leur faute ? Ne faut-il pas y voir un retour de bâton ? Le problème est que ce risque de dislocation que nous évoquions touche plus les petites entreprises.
Comment l’entreprise peut-elle répondre à ces demandes ? Est-ce par davantage de dialogue social ?
Je reviens à mon premier exemple : celui de l’entreprise industrielle de cinquante salariés. Le patron a face à lui un syndicaliste SUD et les relations sont épouvantables. La situation est bloquée.
Trop souvent, on gère les choses dans le conflit. On a un dossier, on essaye de le gagner. Comment changer de paradigme et développer une culture du compromis ? Les grandes entreprises peuvent orchestrer des compromis : elles ont du temps et de l’argent. Les petits n’en ont pas.
L’écoute, les concessions réciproques ne sont pas dans notre culture. Le dialogue social est rarement une discussion collective. C’est plutôt le terrain de jeu des individualités.
On n’anticipe pas les différends. Pire, on sait qu’ils existent, on fait semblant de discuter et on les porte devant le juge. On est dans le conflit parce qu’on nous apprend le conflit.
Les générations qui sont aujourd’hui au pouvoir ont été formées sur ce schéma et ne comprennent pas ce besoin de relation. Les choses évoluent doucement. Je pense à une école d’ingénieurs dans laquelle les étudiants suivent des cours de développement personnel tout au long de leur cursus. Par des méthodes d’intelligence collective, des jeux de rôles, l’interaction, ils apprennent à penser et construire la relation humaine.
Le travail est devenu sociétal.
Est-ce une spécificité française ? Comment l’expliquer et comment en sortir ?
C’est un travers qui nous vient de loin. L’Education nationale forme sur ce modèle. Je n’aime pas cette culture du « premier de cordée ». Ceux qui tirent les autres sont rarement les premiers de cordée. Tout le monde n’a pas le même sens de l’effort, comme tout le monde n’a pas la même définition de la mobilité professionnelle.
Parler de « premier de cordée » c’est déjà être dans l’opposition de ceux qui « réussissent » et les autres. On s’étonne ensuite que les gens soient en quête de reconnaissance… La réussite n’est pas univoque.
Je m’explique par un exemple. J’étais directrice juridique du groupe, dans le 2ème cercle des dirigeants du groupe. J’ai exprimé mon souhait de changer de job mais je voulais un job différent, quitte à être moins payée. La direction de l’entreprise n’a pas su comprendre ou répondre à mon souhait de mobilité. Elle ne pensait qu’en termes d’échelon et de salaire. J’avais atteint un niveau élevé, j’étais à un tournant de ma vie et j’avais envie de repartir sur autre chose, quitte à partir du bas de l’échelle. Ce n’est sans doute pas le seul groupe à avoir du mal à envisager la mobilité horizontale.
Des éléments juridiques sont certainement entrés en ligne de compte. On ne peut pas rétrograder un salarié, même avec son consentement…
C’est cela qu’il faut changer, dans les mentalités comme dans le droit. On impose à tous des règles calées sur les comportements voyous. Les voyous ne respectent pas pour autant la règle et on entrave l’essentiel de ceux qui s’y sont toujours conformés.
Mettons en place des règles plus souples et des sanctions plus fortes.
Si l’entreprise ne parvient pas à entendre ce besoin de parcours diversifiés et horizontaux, ne risque-t-elle pas de laisser de de côté de nombreux salariés ?
Garder des salariés sans les former, c’est les briser. On devrait mettre ce temps à profit pour les former et leur donner les moyens de vivre une autre vie professionnelle, de développer une passion.
L’entreprise a un rôle à jouer pour les accompagner dans cette transition. L’entreprise peut flécher et accompagner. Des entreprises le font déjà et ça marche.
Je pense que beaucoup de gens sont dans l’impossibilité de faire autre chose simplement parce qu’on ne leur a jamais dit.
Vous-même avez franchi ce pas. Cela a-t-il été facile ?
J’ai pu négocier mon départ. Tout le monde n’a pas cette chance. On ne doit pas sous-estimer la prise de risque et les efforts que cela représente. Il faut sécuriser et accompagner ces transitions.
Se mettre à son compte, est terriblement complexe. Au lieu d’encourager les entrepreneurs, de stimuler leur esprit d’initiative, de les accompagner, on leur impose de passer des heures à choisir un statut juridique. Partant du principe que vous allez frauder, une masse de règles et de procédures s’abat sur vous.
C’est pour cette raison que j’ai choisi de rejoindre une SCOP. L’enjeu n’est pas la rentabilité de la société mais que chaque associé puisse développer son activité et soit accompagné pour le faire. Ceux qui ont des ambitions quittent la SCOP mais ont pu monter en puissance tranquillement.
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Quels champs de réflexion ce témoignage ouvre-t-il pour 2IES ?
- Ces propos confirment qu’il existe un risque de dislocation de l’entreprise : l’entreprise a mauvaise réputation, elle peine à répondre aux aspirations contemporaines et est à la merci des travailleurs-mercenaires.
Celles qui risquent de payer le prix fort sont les petites et moyennes entreprises. Leur petite taille ne les préserve pas de la perte de sens. Au contraire, des managers sous pression n’ont pas le temps de réfléchir aux corrections à apporter à leur stratégie, ni ne dispose des moyens leur permettant de les mettre en œuvre. Paradoxalement, la grande entreprise, quand bien même elle « marcherait sur la tête », avance et innove.
- Le dialogue social pourrait être un moyen de rétablir du lien dans l’entreprise. Mais la route est longue : nous devons passer d’une culture du conflit et de la judiciarisation à une culture de la négociation, bien que cette préférence soit fortement ancrée dans nos esprits et nos comportements.
Toutefois, la situation étant alarmante et la pression des collaborateurs forte, les mentalités pourraient évoluer. Encore faut-il que le cadre juridique n’entrave pas cette mutation, voire la facilite. Comment créer un espace de dialogue social qui fasse sens du point de vue des acteurs et servent leurs intérêts partagés ?
- Enfin, la réussite professionnelle est pensée comme une ascension, une succession d’échelons. Cette vision s’articulait logiquement avec une entreprise hiérarchique et des trajectoires professionnelles linéaires. Elle ne tient plus aujourd’hui, à l’ère des entreprises en réseaux.
La réussite professionnelle doit être comprise de façon beaucoup plus large, souple et diversifiée comme un parcours individuel dont l’entreprise est une étape. Ce parcours n’est pas forcément linéaire ni d’apparence logique mais, d’une part, s’intègre dans le parcours de vie choisi par l’individu, d’autre part, lui permet d’acquérir des compétences variées et riches.
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