[Les Pionniers] L’entreprise « répartie » : l’exemple d’une ETI industrielle

27 mai 2019

Mars 2019. Rencontre avec le DRH d’une entreprise de taille intermédiaire qui conçoit, fabrique, monte et entretient des machines pour des clients de l’industrie agroalimentaire du monde entier.
Objectif ? Comprendre les défis auxquels une entreprise de taille intermédiaire et internationale est confrontée. Retour sur une heure d’un entretien à bâton rompu, très riche, où l’on voit se dessiner ce que nous pourrions appeler « l’entreprise répartie ».

Motif coin large

Equilibrisme

Comment être local et global ? Comment être innovant et performant, au plus près des exigences du client, tout en étant compétitif et attractif, vis-à-vis de collaborateurs en quête de confort professionnel et de qualité de vie ?

Vincent* est DRH. Il est basé sur l’un des sites de production de l’entreprise, dans l’est de la France. Artisan de ces nouveaux équilibres, il nous décrit les défis auxquels ses équipes et lui sont chaque jour confrontés et les réponses qu’ils imaginent pour les relever.

*Le prénom a été modifié.

 

Ecoutons

2IES. A quoi pourrait ressembler votre entreprise en 2030 ?

Vincent. Une entreprise forte sur l’offre de services. Des collaborateurs nomades pour la majorité d’entre eux, pour être au plus près du terrain et ce, qu’ils soient ingénieurs, chefs de projets, techniciens, agents de maintenance. Une entreprise qui a recouvré et développé la maîtrise de ses savoirs faire, de ses innovations et des produits qui font sa valeur ajoutée. Une entreprise dans laquelle les acteurs échangent et coopèrent, partageant une même culture et des valeurs communes.

Une entreprise innovante, agile et répartie. Des collaborateurs qui, bien « qu’éparpillés » dans le monde entier, se retrouvent autour du projet de l’entreprise, de ses valeurs et collaborent harmonieusement.

 

Selon vous, quel est le principal défi que votre entreprise devra relever dans les 10 prochaines années ?

De nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle, l’impression 3D, l’internet des objets, l’industrie 4.0 arrivent à maturité. Elles ouvrent des opportunités d’améliorer nos produits, nos services et la façon de les concevoir et de les délivrer.

Notre principal enjeu est celui des compétences ! Nous devrons avoir dans l’entreprise ceux qui nous permettront d’utiliser ces technologies et d’en retirer tout le potentiel.

Former, recruter, répartir différemment nos effectifs… Tels sont les chantiers des deux à trois prochaines années. C’est un défi immense.

Prenons un exemple. Renforcer la palette et la qualité de nos services est l’un de nos principaux axes de développement. L’impression 3D a un potentiel énorme à cet égard. Elle va nous permettre de concevoir différemment nos produits, de créer de nouveaux produits, de faciliter la maintenance… Bref, de nous développer sur cet axe prometteur. Or, la maîtrise de l’impression 3D requiert des compétences très différentes de celles dont nous avons besoin pour la fabrication des pièces telle que nous la pratiquons aujourd’hui. Nous aurons davantage besoin de compétences numériques là où, aujourd’hui, nous avons besoin de tourneurs-fraiseurs.

L’impression 3D va par ailleurs nous conduire à repenser notre modèle économique. Nous devrons réviser le périmètre de la sous-traitance pour reprendre la main sur nos savoir-faire. Il s’agit de sécuriser l’entreprise en réinternalisant la conception : ce sont des compétences stratégiques qui, de surcroît, vont être difficiles à trouver sur le marché. Dupliquer pourra être confié à des fournisseurs, sous le contrôle de nos experts.

L’impression 3D n’est qu’un exemple. Je pourrais citer d’autres technologies, comme la réalité augmentée, la robotisation, ou d’autres encore.

 

On mesure l’importance de l’enjeu. Quelle sera votre stratégie ? Qui et comment allez-vous former ? Qui et comment allez-vous recruter ?

Aujourd’hui, a fortiori demain, la maîtrise d’un type de compétences ne suffit plus.

On ne peut plus être automaticien « pur » ou développeur « pur » ; on doit être automaticien-développeur. Nous cherchons des profils hybrides pour lesquels il n’existe pas – en existera-t-il un jour ? – de formation adaptée. Nos collaborateurs apprennent « sur le tas ». C’est en interne que nous développons leurs compétences.

Il s’agit de métiers très nouveaux et le principal levier sera le recrutement. Pour nous, la priorité est vraiment le premier étage de la fusée : la R&D. C’est au cœur de nos bureaux d’étude que nous devrons relever ce défi des compétences.

Pour les autres métiers, l’écart est très, voire trop important. Nous pourrons proposer des « petites » reconversions et le ferons autant que possible mais ce sera difficile car on est vraiment sur des cultures très différentes. Cela étant, cela ne signifie pas qu’il y aura réduction d’effectif car il reste des fonctions de production qui évoluent moins. Nous aurons davantage de collaborateurs sur ces nouveaux métiers.

 

Outre ce défi technologique, quel autre challenge aurez-vous à relever dans les 10 prochaines années ? Quelle autre tendance lourde vous semble caractériser les évolutions du travail ?

Les souhaits d’équilibre entre vie privée et vie professionnelle sont très forts.

Concrètement, ils s’expriment via des demandes de télétravail. Elle est d’autant plus fortement posée que notre site est situé à 40km d’une grande ville. Les aspirations contemporaines, exprimées notamment par les plus jeunes, se conjuguent avec cette contrainte réelle de mobilité.

L’entreprise industrielle que nous sommes n’est pas complètement mûre. Les plus anciens et certains managers craignent des dérives.

C’est une situation paradoxale car nombre de nos fonctions sont déjà hors site ; une grande part de notre population est itinérante (dirigeants, commerciaux, chefs de projets, ingénieurs, monteurs, techniciens de maintenance…). Les ateliers ne représentent pas plus de 40% de l’effectif.

En outre, le télétravail permet de gagner un peu de souplesse, ce qui est dans l’intérêt de l’entreprise internationalisée que nous sommes. Nous intervenons dans le monde entier et une organisation différente du travail permettrait d’élargir nos plages horaires et de les adapter aux différents fuseaux.

Le frein est essentiellement d’ordre culturel, avant d’être un sujet d’organisation. Mais je pense que nous y viendrons car la question revient de plus en plus fréquemment, dans les groupes de travail que nous mettons en place ou dès le stade de l’entretien.

 

Dès le stade de l’entretien : cela signifie-t-il que les jeunes sont plus demandeurs de cette souplesse ? Quel est, selon vous, le rapport au travail des jeunes générations ? En quoi diffère-t-il, ou pas, de celui des plus anciens ?

Notre population est jeune. Nos collaborateurs sont évidemment à l’aise avec les nouvelles technologies et naturellement enclins à évoluer. Mais il est vrai qu’ils ont souvent un rapport au travail différent de celui des générations précédentes.

L’activité professionnelle, qui est une partie de leur vie, doit être compatible avec tout ce qu’ils veulent faire par ailleurs.

En caricaturant, on pourrait dire que la disponibilité qui était considérée comme un devoir du salarié, voire un facteur d’adrénaline, les rebute, quand elle n’est pas comprise comme de l’esclavage…

Pour le dire autrement, les plus jeunes nous disent que « le job est chouette mais les conditions sont bof ». On a un écart qui se creuse entre, d’un côté, les attentes des collaborateurs en termes de conditions et de confort de travail et, de l’autre, les exigences du client. Les deux, candidat et client, sont en position de force vis-à-vis de l’entreprise.

Se renforcer sur les services implique inévitablement des horaires plus larges, une disponibilité plus forte, une réactivité plus importante… On a besoin de souplesse pour répondre aux besoins des clients tout en assurant un certain confort de vie aux collaborateurs. Le droit du travail ne nous donne pas de marge de manœuvre. On ne parvient pas concilier ces deux objectifs contraires dans le cadre actuel.

Dans notre métier, le seul levier que nous avons est celui de la mobilité. Rapprocher nos collaborateurs du client devient inévitable. Nous n’avons pas vocation à garder tous nos collaborateurs dans nos vallées.

Demain, nous aurons des collaborateurs beaucoup plus mobiles.

 

Trouvez-vous toujours des collaborateurs mobiles ?

La possibilité de travailler à l’étranger est un facteur d’attractivité, sous réserve des conditions de travail dans les pays d’accueil, voire des turbulences géopolitiques.

Nous avons un énorme potentiel de développement dans les pays émergents. Mais nous avançons à tâtons. Souvent, il n’y a rien sur place. Nous avons des investisseurs mais il n’y a pas d’écosystème. Tout est à construire. Ce potentiel est énorme mais on n’a qu’une chance. Si vous échouez, vous sortez définitivement du marché.

Pour nous développer et saisir ces opportunités, nous devons non seulement identifier, recruter, combiner une palette complète de compétences, mais en plus, ces personnes doivent avoir envie de travailler dans un environnement particulier, avec des conditions de vie difficiles, voire carrément risquées, dans certains pays. En d’autres termes, il nous faut des équipes complètes de baroudeurs qualifiés !

Pour nous, les risques géopolitiques recouvrent une réalité très concrète.

Comment organiser la sécurité de nos équipes ? Quelle protection sociale leur assurer ? Quid des familles ? Comment organiser les rapatriements ? Nous ne sommes qu’une ETI…

 

Vos collaborateurs sont-ils sensibles aux enjeux que vous venez de nous exposer ? Comment embarquez-vous les équipes dans ces transformations ? Comment et avec qui en parlez-vous ?

Nous ouvrons régulièrement des chantiers pluriannuels sur des thèmes cibles tout en étant suffisamment larges pour aborder différentes problématiques. Des groupes de travail composés de salariés et de dirigeants doivent produire des recommandations et propositions. Beaucoup de messages passent ainsi. C’est dans ce type d’échanges que les collaborateurs expriment directement auprès des dirigeants leur souhait de travailler davantage hors sites, par exemple.

Nous avons également des représentants du personnel ; mais pas de représentant des organisations syndicales. Aux dernières élections, nous avons deux-tiers de têtes nouvelles, signe que notre dialogue social est dynamique et intéresse. C’est un renouvellement qui s’est fait naturellement. Nous avons beaucoup embauché ces derniers temps.

Dans nos discussions, nous parlons de l’entreprise, de l’entreprise et encore… de l’entreprise, à l’abri de querelles idéologiques qui dépassent le cadre de l’entreprise.

Cela n’empêche pas qu’il y ait des conflits de générations. Les plus anciens, qui ont été habitués à écouter et obéir ne cherchent pas à proposer, n’ont pas ce réflexe.

Les jeunes, au contraire, attendent de participer. Ils s’impliquent et veulent prendre part à la vie de l’entreprise.

C’est très simulant mais nous met aussi au défi : nous ne pouvons pas faire semblant de les écouter. Nous ne pourrons pas tout faire, ni tout de suite, mais nous devrons justifier nos choix.

 

Ce dialogue social riche et constructif vous permet-il d’avancer à un rythme satisfaisant, au regard de vos enjeux ?

C’est sous réserve de la judiciarisation croissante des rapports dans l’entreprise, qui est un phénomène réel et un point de vigilance majeur pour nous. Cette judiciarisation est surtout le fait du droit du travail…

Le droit du travail n’est pas aussi sécurisé qu’on a pu le dire ou l’espérer.

Nous n’avons pas les marges de liberté que nous pensions avoir et nous nous mettons fréquemment en risque.

Une voie pour limiter les risques est d’individualiser la relation de travail autant que possible. Sous un angle positif, cela permet aussi d’avancer avec ceux qui le souhaitent, sans être collectivement victimes de la frilosité de certains.

 

Est-ce là un axe qui devrait inspirer le droit du travail de demain ? Imaginons : quels seraient, selon vous, les principes fondateurs du droit du travail de demain ?

Liberté, sous réserve du respect d’un cadre protecteur général.

Aujourd’hui, on crée des cadres dans des cadres. C’est illisible et source de contentieux. Il faut en finir, en France, avec ces réflexes de systématiquement plaquer un modèle dépassé sur une réalité qui file ; ces mauvaises habitudes consistant à systématiquement ériger des barbelés qui ne sont d’aucune utilité et ne font qu’accroître la complexité d’un système qui l’est déjà.

Il nous faudrait un cadre général à l’intérieur duquel on pourrait individualiser la relation. Voilà qui serait un bon équilibre.

 

Quels champs de réflexion ce témoignage ouvre-t-il pour 2IES ?

  • Les entreprises ont besoin de davantage de souplesse pour organiser le travail au mieux des intérêts de tous: au mieux des intérêts de l’entreprise, qui doit adapter son business model aux évolutions des technologies et des exigences des clients ; au mieux aussi, surtout dans des périodes de forte demande de compétences, des intérêts des collaborateurs.

Or, le droit du travail ne laisse pas de marges de manœuvre suffisantes aux acteurs pour définir ces équilibres. Les réformes récentes ne sont pas à la hauteur de leurs attentes et des déceptions s’expriment. En réalité, le législateur reprend d’une main ce qu’il a accordé de l’autre. Concrètement, d’un côté, les entreprises pensent pouvoir négocier sur un nombre plus important de sujets qu’auparavant ; de l’autre, le contenu des accords reste apprécié au regard d’un droit du travail prescripteur, par un juge scrupuleux. Les conditions de simplicité, de liberté et de sécurité, nécessaires à la créativité, ne sont pas remplies.

Sous réserve du respect d’un cadre général, employeur et collaborateurs pourraient, par contrat, définir leur relation de travail collective et /ou individuelle. Le contrat est la loi des parties.

  • Les sceptiques pourraient douter de la capacité des acteurs de faire bon usage de cette liberté. Ce témoignage montre qu’une crainte de cette nature serait infondée.

Les acteurs de l’entreprise sont mûrs, au moins dans certaines entreprises. Tout simplement parce que parler de l’entreprise et de son avenir intéresse les salariés : rien de plus normal, ils sont directement concernés. Les transformations économiques et sociales, via les transformations de l’entreprise, ont des conséquences directes sur leur quotidien et leur avenir. Dès lors que les discussions avec les collaborateurs, directement ou via leurs représentants, portent sur les questions économiques, ils acceptent volontiers d’y participer activement. Il y a là matière à de riches discussions pour trouver des consensus qui permettront à tous d’avancer ensemble.

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