[Les Pionniers] Pluriactivité – Quelles leçons en tirer ?

18 juillet 2019

Juin 2019. Rencontre avec une « pluriactive » : Anne* exerce deux activités professionnelles sous deux statuts.
Qu’est-ce que la pluriactivité et la vie quotidienne d’un pluriactif ? A quoi ressemble notre système social du point de vue de celui qui cumule plusieurs activités ? Quels enseignements en tirer quant à ses évolutions ? Retour sur une heure d’entretien, très riche, qui nous positionne dans l’angle mort du système de protection sociale et nous invite à le voir sous d’autres perspectives.

Motif coin large

Précarité choisie ?

La pluriactivité, entendue comme l’exercice de plusieurs activités à une même date, rime souvent avec précarité. Mettons-nous un instant dans la peau d’un intermittent du spectacle pour tenter de comprendre ce qu’il vit et comment il perçoit le travail et la protection sociale à laquelle il estime avoir droit.

Anne* est intermittente du spectacle depuis 18 ans. Depuis quelques mois, elle est également masseuse (en statut d’auto-entrepreneur). On décèle dans ses propos une forme de lassitude et un sentiment d’injustice face à un système de protection qui discrimine en fonction des statuts, au détriment du travail. En laissant volontairement de côté la critique du régime de l’intermittence du spectacle, ce point de vue invite à explorer des pistes d’évolution de la protection sociale.

*Le prénom a été modifié.

 

Ecoutons

2IES. Vous êtes intermittente du spectacle. Expliquez-nous.

Anne. Je n’ai pas terminé mes études car je suis entrée très tôt dans une troupe de théâtre. J’étais artiste amateur, donc non rémunérée, je vivais donc de petits boulots (modèle vivant dans des écoles d’art, animatrice de centres aérés), pour lesquels j’étais payée en tant que « vacataire » – je ne savais pas ce que cela voulait dire d’ailleurs – ou au « noir ». A 28 ans, j’ai intégré une compagnie de théâtre sérieuse et suis devenue « intermittente du spectacle » en cumulant deux métiers : artiste et chargée de diffusion. Concrètement, depuis 18 ans maintenant, je joue et je vends des spectacles vivants aux collectivités locales.

Je relève des deux annexes de l’intermittence : l’annexe 8 pour les artistes et l’annexe 10 pour les techniciens. Sans cette possibilité de cumul, je n’aurais pas pu vivre du spectacle car je n’aurais jamais réussi à « faire » les fameuses 507 heures requises pour percevoir des allocations chômage sur les jours non travaillés.

En France, le spectacle vivant est financé quasi exclusivement par des fonds publics : directement dans l’achat de spectacles et indirectement via l’intermittence.

C’est un métier qui est de plus en plus difficile. Les budgets ont considérablement réduit quand, parallèlement, le coût des spectacles (spectacles de rue, festivals) a explosé à cause des contraintes de sécurité. C’est aussi un métier qui a perdu de son charme. La culture est devenue un enjeu politique dans les communes, piloté par les élus plus que par les professionnels.

Ces évolutions ont des conséquences sur la motivation et le travail des artistes et techniciens du spectacle vivant.

L’intermittence du spectacle est un régime, pas un statut.

L’intermittent du spectacle est un salarié, engagé en CDD successifs, dont l’activité présente une alternance de périodes travaillées et non travaillées. Il doit être distingué de l’intermittent qui est un salarié en CDI travaillant à temps partiel.

Être intermittent du spectacle ouvre droit à des allocations chômage versées entre les périodes travaillées.

 

Vous estimez-vous privilégiée ou en difficulté ?

La situation des intermittents fait couler beaucoup d’encre. Il est vrai qu’un intermittent touche plus d’allocations que de cachets.

Exemple : Si j’atteins 507 heures en 12 mois, j’ai droit à des allocations. Si sur 1 mois je déclare 8 jours de travail à 100 € la journée, je touche des allocations de 50 € la journée sur les autres jours non travaillés. Le montant de mes allocations est supérieur à celui de mes cachets.

Ce qu’on sait moins, c’est qu’il est très compliqué de faire ces 507 heures. En outre, le cachet ne couvre qu’une petite partie du travail réalisé. Par exemple, je peux déclarer les 12 heures qui correspondent à une journée de spectacle mais ces 12 heures ne tiennent pas compte des jours de travail de préparation (apprentissage, répétitions, organisation du spectacle, etc.). On devrait être payé pour les heures réellement effectuées – la culture est un travail comme un autre – pour inciter les artistes à travailler plus et mieux.

Un intermittent du spectacle vivant n’est pas un privilégié. Il est avant tout en grande précarité.

On n’est jamais sûr de renouveler ses droits. On n’a pas accès au crédit. On a du mal à obtenir un logement. On accepte des jobs qui n’ont pas grand-chose à voir avec nos talents. Les musiciens, par exemple, qui sont les parents pauvres du spectacle vivant… combien sont-ils à accepter de travailler dans l’évènementiel pour vivre ?

Ajoutez à ce tableau la complexité du système. Les calculs de droits sont souvent erronés. Il arrive qu’on ne perçoive pas ses allocations pour des raisons de blocages administratifs, même s’il y a eu des progrès récemment.

 

Dans ce contexte tendu, envisagez-vous de poursuivre votre carrière d’artiste du spectacle ?

L’année dernière, j’ai décidé de me former à un autre métier : le massage. J’ai financé ma formation sur mes propres deniers. Je n’ai pas sollicité de financement pour éviter la paperasse et pour rester libre de mon choix. Mais aussi pour rester dans l’intermittence. C’est mon filet de sécurité pour opérer cette transition. Je n’en ai pas d’autre, tant pendant la période de formation que pendant la phase de lancement de mon activité.

Aujourd’hui, je cumule les trois métiers. Artiste et chargée de diffusion du spectacle vivant, et masseuse.

Je suis heureuse de pouvoir exercer des métiers qui me plaisent. Je suis soulagée de ne pas avoir tous mes œufs dans le même panier et, à ce stade, je ne peux et ne veux exercer l’un sans l’autre.

Pour ma part, je suis donc intermittente et auto-entrepreneuse. C’est compliqué ! Dois-je cotiser au régime général de sécurité sociale ou au régime des indépendants ?  En l’occurrence, j’ai basculé sur le régime des indépendants. Les intermittents sont considérés comme des salariés qui cumulent des CDD d’une journée et qui sont en même temps chômeurs. Cela n’a pas de sens. C’est démotivant.

Exemple. Soit un mois où j’ai 10 jours de cachets à 100 € la journée et des prestations de massage pour 600 €. 
– Si je n’avais pas travaillé comme masseuse (ou si j’avais travaillé comme masseuse sans le déclarer), j’aurais touché 800 € d’allocations en plus de mes cachets, soit 1 800 €.
– Aujourd’hui, le chiffre d’affaires que je déclare au titre de mon activité de masseuse est divisé par le smic horaire. Sur le papier, je me retrouve à avoir travaillé 60 heures alors qu’en réalité j’ai travaillé 25 heures. Et je perds mes allocations chômage et j’ai gagné 200 € de moins à travailler.

Cette reconversion vous permet-elle d’envisager l’avenir avec plus de sécurité ?

Pour l’instant, non. J’ai commencé à travailler dans un établissement de bien-être qui n’emploie que des auto-entrepreneurs. Ils font travailler n’importe qui. A ma connaissance, ils ne sont pas les seuls à fonctionner de cette façon.

Aujourd’hui, je me lance. C’est une façon de me mettre le pied à l’étrier. Mais je ne resterai pas dans cet établissement car je ne suis pas correctement payée. Je touche 25€ pour une prestation qui est facturée trois à cinq fois plus. Or, cette rémunération ne tient pas compte du temps de préparation et de rangement, ni des prestations annexes (le temps de conversation avec le client, l’encaissement, etc.). Si le client ne se présente pas, je ne suis pas payée non plus, même si je me déplace et l’attends. Il m’arrive de me retrouver seule dans les locaux avec le client, sans personnel de l’établissement. Je suis responsable des locaux, de la sécurité du client, etc. et je ne suis pas payée pour cela.

 

« Ils font travailler n’importe qui » ; « je ne resterai pas dans cet établissement »… Si l’on se place du point de vue de l’entreprise, cette stratégie vous semble-t-elle opportune ?

A court terme, c’est probablement un bon calcul : lorsque l’on interroge les clients sur leur expérience, ils parlent du décor, du confort des lieux, de la qualité de l’accueil ; rarement du masseur… Dans ce contexte, pourquoi investiraient-ils dans l’humain ?

A moyen terme, cela me semble plus discutable. Un bon masseur, formé, adapte le soin qu’il prodigue à son client. En principe, le client apprécie de retrouver un service qui lui a plu. L’établissement aurait intérêt à fidéliser ses masseurs pour fidéliser sa clientèle.

Sur le fond, cette pratique m’étonne. Comment peut-on proposer des services sur le marché du bien-être et se désintéresser autant du bien-être des personnes qu’on fait travailler ? Cela a forcément des répercussions sur la qualité de la prestation à un moment ou un autre.

Cette chaîne d’établissements investit aussi très sérieusement dans la formation de ses recrues, ce qui fait sens.

 

Envisagez-vous d’être salariée ? Que représente pour vous le salariat ?

Si je voulais me concentrer exclusivement sur le massage, soit je me ferais embaucher dans cette entreprise que je viens de citer, soit je développerais à fond le massage en entreprise ainsi qu’une clientèle personnelle.

Mais au fond, je n’ai pas envie d’être salariée. Je n’ai jamais été salariée. J’ai envie d’être libre. Ma vie serait-elle plus gaie si j’étais salariée ? Pour moi, à tort ou à raison, le salariat c’est la prison.

Le prix à payer pour cette liberté c’est beaucoup de travail.

J’ai une force de travail inouïe que je déploie tous les jours. Mais je veux pouvoir organiser mon temps et mon activité comme je l’entends, pouvoir bouger. C’est gagner peu mais j’ai appris à vivre avec peu. C’est avoir beaucoup de galères mais je me console en constatant que mon quotidien a du sens pour moi.

 

Poussons le raisonnement : d’un côté, vous reconnaissez que le salariat présente des avantages pour l’entreprise comme pour le travailleur, de l’autre, vous semblez préférer l’indépendance. Pourquoi ?

Je n’aime pas me qualifier d’intermittente ou d’indépendante par opposition au salarié. Pour moi, ces distinctions n’ont pas de sens. Je préfère qu’on parle de travailleur.

Ce qui m’intéresse dans le fait de travailler pour une entreprise est ce qu’elle m’apporte en retour, en termes de projet, de conditions de travail, de sens… Cela n’a rien à voir avec le statut.

On peut très bien être bien dans une entreprise, lui être fidèle tout en étant indépendant. Cet attachement n’a rien à voir avec le statut.

Aujourd’hui, si on veut être salarié, c’est moins pour le lien qu’on peut avoir avec l’entreprise que pour la protection sociale qui est attachée au statut. Mais c’est faire passer l’accessoire avant le principal. J’ai pensé à devenir salariée, via le portage salarial [qui donne accès au statut de salarié, ndlr]. J’y ai renoncé car la commission est trop importante.

Si on met de côté le confort de la protection liée au salariat, je ne vois pas d’intérêt à entrer dans une relation de subordination qui restreindrait mon champ des possibles, sans rien m’apporter en retour.

L’indépendance me permet de cumuler deux activités. Ce serait compliqué en étant salariée, pour des raisons juridiques, administratives et culturelles.

 

Et si on se place du point de vue de l’entreprise ? N’est-il pas normal que l’entreprise entretienne un lien différent avec les travailleurs, en fonction de leur statut ?

Selon moi, l’entreprise doit traiter de la même façon ses collaborateurs, qu’ils soient indépendants ou non.

Dans les deux cas, ils sont les ambassadeurs de l’entreprise, ils délivrent un service au nom de l’entreprise.

La question du statut complique inutilement les choses, y compris pour l’entreprise me semble-t-il. En revanche, on pourrait imaginer que l’entreprise et les salariés décident ensemble de conditions de travail particulières, par exemple. Cela donnerait de la substance au contrat de travail.

Notre système est profondément injuste. Les plus mal lotis, ceux qui ont le plus de mal à accéder au travail, sont aussi ceux qui doivent s’assurer seuls ou qui ont les protections les plus faibles. La protection sociale ne devrait pas dépendre du statut mais du travail, peu importe la forme qu’il prend. Je comprends les différences. Je ne comprends pas les privilèges.

C’est une question de justice sociale. Le travail doit être rémunéré. Ce travail doit ouvrir à une protection.

Aujourd’hui, que ce soit comme artiste du spectacle vivant ou comme masseuse, je ne suis pas payée pour la totalité de mon travail et j’ai une protection a minima qui me coûte cher.

 

Revenons au régime des intermittents du spectacle. Il est régulièrement décrié. Vous-même en avez pointé les limites. Qu’en pensez-vous ?

L’intermittence pure a été créée pour ceux qui cumulent des emplois. C’est le système des « multi-statuts » par excellence. Si on y réfléchit, l’avenir du travail n’est-il pas à l’intermittence ? Dans de nombreux domaines ?

L’intermittence du spectacle pourrait marcher parfaitement si son champ était réduit au spectacle vivant, artistes et techniciens.

Le système n’est pas parfait, il y a des abus, mais s’il était remis à plat, il pourrait être un bon système de protection sociale. On pourrait s’en inspirer dans de nombreux secteurs.

Finalement, l’intermittence n’est pas loin du revenu universel. Mais c’est un revenu universel que je qualifie de « juste » parce qu’il est fondé sur la valeur qu’on amène, sur la richesse qu’on crée, quelle qu’elle soit.

 

Voici une feuille blanche. Dessinez-nous le système que vous voudriez.

Je rêve d’un compte personnel dans lequel je pourrais déclarer un cachet de spectacles ou de répétition, une prestation de massage, ou n’importe quelle autre activité.

Toutes ces activités, bien qu’elles soient différentes, seraient considérées de la même façon, avec le même traitement social. On pourrait ensuite définir un nombre de jours au-delà duquel on aurait droit à des allocations pour les jours non travaillés.

L’important est que les gens se sentent utiles dans leur travail, et donc aient envie de contribuer par leur travail à l’intérêt général. Un travail est un travail ; on crée de la richesse, quel que soit le domaine ou la forme dans laquelle ce travail est exercé. Pourquoi telle ou telle forme donnerait-elle plus ou moins de droits ? Je le vois tous les jours chez les intermittents : les gens ont envie de travailler mais ils ont besoin d’un minimum de sécurité pour vivre et se projeter.

Le système est trop binaire. On colle des étiquettes aux gens. Tout le monde devrait pouvoir travailler. Rares sont ceux qui ne peuvent vraiment pas travailler.

Je pense notamment aux personnes handicapées. On connait tous des personnes qui touchent l’allocation handicapé et qui ne travaillent pas pour ne pas la perdre. Pourquoi met-on ainsi des gens de côté ? Tout le monde devrait pouvoir contribuer par son travail. Aujourd’hui, la société est pleine de personnes qui se sentent inutiles. C’est dramatique et désespérant.

Dans le même ordre d’idées, le bénévolat pourrait rentrer en ligne de compte. C’est un service rendu à l’intérêt général. Je rêve par exemple de proposer des massages dans des associations d’accueil de femmes victimes de violence.

Ce « compte personnel » serait structurellement vertueux. Il serait aussi simple. Le poids de l’administratif n’est pas négligeable. On nous met des bâtons dans les roues, voire on nous fait peur alors qu’on a envie de travailler.

L’administration ne donne pas envie de travailler, pas plus qu’elle donne envie d’embaucher.

J’ai été employeur. On ne m’y reprendra pas. C’est beaucoup trop compliqué, beaucoup trop lourd et, in fine, beaucoup trop risqué. Je refuse la responsabilité administrative. Je la refuse car elle me paraît totalement superflue. A mon sens, elle n’apporte pas de sécurité ni de garantie.

 

Quels champs de réflexion ces propos ouvrent-ils pour 2IES ?

Ces propos à contre-courant pourraient être en partie discutés. Telle n’est pas notre démarche qui consiste, au contraire, à nous contraindre à envisager les sujets sous des angles différents pour faire apparaître des voies à explorer. Dans cette perspective, les points suivants méritent qu’on s’y attarde.

  • La confirmation, tout d’abord, que notre système de protection sociale fondé sur les statuts a perdu de son sens. Le travail doit fonder la protection. Les propos montrent d’ailleurs que le volume de travail et la part du travail rémunéré invite à réfléchir à ce qu’est le travail.
  • Apparaît également la nécessité de réfléchir au contenu du salariat qui gagnerait à être considéré comme un véritable contrat, entre deux parties responsables, et non plus un statut. Pour le dire autrement, le salariat devrait être choisi pour ce qu’il est, i.e. une relation de travail singulière, et non pour la protection qu’il apporte. La protection sociale de base serait indépendante du statut tout en étant liée au travail.
  • Le point commun de ces deux enseignements est la place du travail dans la construction du système, sur ce qu’est le travail et ce à quoi il ouvre droit. On retrouve le débat sur le revenu universel de base.

Commentaires