Digitalisation des PME : l’exemple du secteur du retail
Certaines entreprises sont plus exposées que d’autres au risque de disparition. C’est le cas pour deux d’entre elles, du secteur de la distribution, que nous avons réunies aujourd’hui. Toutes deux ont leur siège basé dans le nord de la France. L’une vend des livres, l’autre des chaussures.
Comment réinventer son métier ? Comment exister à côté ou malgré les grandes plateformes numériques dont la force de frappe ne cesse de s’accroître ? Quelle proposition de valeur faire aux clients et comment la mettre en œuvre ?
Tels sont les sujets autour desquels s’est noué l’échange entre Béatrice et Céline*, les deux DRH de ces entreprises.
*Les prénoms ont été modifiés.
Convergences
2IES. A quoi pourrait ressembler votre entreprise en 2030 ?
Pour les entreprises les plus menacées, dont certaines se relèvent à peine de grandes difficultés, l’horizon semble encore lointain.
Céline, Béatrice. « Pour nous, l’urgence est de sortir de la période très difficile que nous venons de traverser et de faire évoluer la culture de l’entreprise. Il faut relancer l’entreprise en changeant de culture. »
Ce changement de culture passe par la digitalisation et l’avenir serait au « phygital ». « Nous allons développer la vente en ligne mais nous n’imaginons pas un tout digital. Le numérique est avant tout un outil qui doit nous permettre de gagner en réactivité ».
« Face aux géants du numérique, nous devons aller plus loin dans l’offre de services et imaginer de nouveaux métiers. Mais nous conserverons des lieux physiques d’achat car nous faisons le pari que demain, les magasins seront des lieux de partage, de rencontre et que nous pourrons y proposer des expériences nouvelles et riches ».
Quels sont vos leviers pour parvenir à réaliser, dans les temps, cette profonde évolution ? Quels sont les obstacles que vous rencontrez ? Comment et à quelles conditions pourriez-vous accélérer ?
« Nous avons besoin de souplesse ! »
Besoin de souplesse pour développer ces nouveaux services, pour répartir différemment les tâches, pour recruter des profils différents dont les aspirations ne se calent pas dans les anciens modèles, pour organiser le travail de façon plus optimale, pour accompagner les plus anciens, pour former… Aujourd’hui, la transformation nécessaire et urgente de ces entreprises bute sur des obstacles culturels et réglementaires, l’un nourrissant l’autre.
Dans ce secteur du retail, il y a matière à innover. « Nous pouvons imaginer de nombreux services et expériences très intéressantes » mais la résistance au changement est forte. Dans la librairie, par exemple, comme dans tous les commerces, le passage en caisse est un point difficile. Il serait simple et techniquement possible de confier aux vendeurs l’encaissement des achats. « Mais nos vendeurs y sont hostiles ; ils ont l’impression que le métier se dégrade et se sentent dévalorisés ». De surcroît, la convention collective l’interdit. Ces textes rigides, dépassés et rarement actualisés bloquent tout élan de transformation.
« La branche nous bride ; elle nous empêche d’avancer. En dehors de la prévoyance qu’on pourrait mutualiser autrement, la branche ne nous est d’aucun secours ni d’aucune utilité. »
Les jeunes recrues ne sont-elles pas plus ouvertes à ces nouveaux usages et opportunités ? Quel est leur rapport au travail ?
Les jeunes générations demandent expressément plus d’autonomie et de liberté. C’est un bon point car ces aspirations convergent avec l’intérêt des entreprises, surtout lorsque celles-ci se digitalisent. « Notre organisation est très décentralisée. Nos salariés sont de vrais libraires. Ils sont autonomes dans la sélection, ils gèrent leurs budgets, peuvent proposer des recommandations. Ils ont le droit de sélectionner, proposer et acheter au-delà de ce qui est prescrit. C’est d’ailleurs ce qui fait notre force et la valeur ajoutée de notre offre ».
L’autonomie est une qualité que l’on recherche mais les choses ne sont pas si simples car la contrepartie de l’autonomie est la responsabilité. Or les jeunes donnent le sentiment de vouloir garder leurs distances vis-à-vis du travail. Est-ce une façon de se protéger de souffrances ? Sont-ils traumatisés par l’expérience des générations précédentes ? On peut gloser à l’infini. Le fait est qu’ils « ne veulent pas s’attacher à l’entreprise, ne s’y impliquent pas au-delà de ce qui est prévu par leur contrat et les textes qu’ils connaissent parfaitement ».
« Ils sont très autocentrés et n’ont pas de notion de devoir vis-à-vis de l’entreprise ».
Ils se sentent d’autant plus libres qu’ils n’ont pas peur des périodes de transitions. « Vivre des périodes de chômage est une situation qu’ils ont complètement intégrée et qui ne leur fait pas peur ».
Ils sollicitent la confiance de l’employeur sans rien donner en retour. Anecdotique mais symbolique, « la première question que les jeunes recrues posent le jour de leur arrivée dans l’entreprise est : quel est le code du wifi ? » L’utilisation du portable sur le lieu de travail, notamment en magasin est un vrai problème. « Pour les jeunes c’est inimaginable de ne pas y avoir accès. Mais le temps passé peut s’avérer considérable. L’image renvoyée aux clients n’est pas terrible. Dans le même temps, pour déployer des services digitaux, on a besoin d’équiper nos salariés de portables… »
Autre manifestation de ce besoin de liberté et d’élasticité vis-à-vis du travail : la demande de télétravail. « En entretien, ils posent systématiquement la question ». Même dans le monde du retail, le télétravail est possible, surtout dans une perspective de développement des services. Nous avançons toutefois prudemment.
Les motivations des demandes de télétravail sont complexes et doivent être décryptées.
Tout d’abord, les jeunes sont davantage sujets aux contraintes de mobilité. Pour des raisons économiques, sociologiques ou écologiques, ils sont de moins en moins nombreux à disposer d’un véhicule. La contrainte du déplacement est réelle.
Le travail est une façon de tisser un lien : c’est une donnée qu’il ne faut pas perdre de vue. « Quand on parle de télétravail on est surpris de constater que certains s’imaginent qu’ils vont travailler 5j/5 de chez eux ! » La demande de travailler de chez soi ne doit pas être la conséquence d’un mal-être dans l’entreprise. Par exemple, la question se pose naturellement en cas de déménagement de l’entreprise. Le télétravail est proposé comme une compensation de la distance. Mais là encore, il faut être lucides et décrypter les demandes. Si on est bien dans l’entreprise, dans nos régions on n’est pas à 10 km près.
Les jeunes sont exigeants jusqu’au bout car ils ont de fortes attentes en termes de salaire, ce qui ne va pas sans poser problème dans des métiers où les salaires sont bas. De jeunes recrues inexpérimentées sont ainsi payées comme des salariés avec une grande ancienneté, voire plus.
Autocentrés, désengagés et exigeants ? Quelle est le degré d’implication des jeunes dans la vie et la stratégie de l’entreprise ?
« De manière générale, les jeunes n’hésitent pas à nous interroger sur le pourquoi ».
S’ils refusent de se syndiquer, ils acceptent volontiers de participer à la vie de l’entreprise et ce, quel que soit l’échelon professionnel.
Il suffit parfois de faire un pas de côté et de trouver le bon format et le bon sujet. Les groupes de travail qui planchent sur des sujets transversaux, par exemple, sont d’excellents moyens de stimuler un débat de bonne qualité.
« Nous avons développé des formats de lunch & learn pour pallier le manque d’attractivité des formations classiques auprès des jeunes. C’est un format simple et informel ; chacun apporte son repas et, le temps de la pause déjeuner, nous organisons une conférence autour d’un sujet qui nous intéresse. Constatant le vif succès de ces mini-évènements internes, nous proposons aujourd’hui des échanges sur ce même format, dits « lunch & questions-réponses » : les collaborateurs peuvent interroger les dirigeants sur les projets et la stratégie de l’entreprise. Non seulement les jeunes participent, mais ils prennent volontiers part à l’organisation de l’événement. Sans doute sont-ils sensibles au fait que tout le monde est logé à la même enseigne : chacun apporte sa lunch-box ».
Qu’en déduire ? Pensez-vous qu’un dialogue social moins formalisé permette aux acteurs de l’entreprise d’accélérer les transformations ?
La chorégraphie imposée par le code du travail résonne peu dans ces entreprises. Les thèmes imposés paraissent secondaires, voire constituer des « problèmes de riches », du point de vue d’entreprises qui jouent leur survie face à des menaces mortifères. Elles se trouvent ainsi happées par un agenda qui mange leur temps disponible, au détriment des sujets qui leur importent vraiment.
« Quand on ajoute la forme au fond, on a peu de temps pour réfléchir à autre chose, aux sujets qui nous concernent vraiment ou qui intéressent vraiment les collaborateurs ».
Si vous aviez la liberté d’organiser vos échanges, d’en sélectionner les thèmes, pourriez-vous aller plus loin et plus vite ?
« Plus de liberté ? Pourquoi pas ! »
Certains sujets émergent spontanément.
Le transfert des compétences, par exemple. « Dans notre entreprise, nous avons des salariés qui sont là depuis très longtemps, qui ont une culture très solide, une connaissance extrêmement fine des produits… et qui vont bientôt partir. Nous risquons une vraie perte de savoir. » La question du transfert de compétences est un enjeu majeur, qui intéresse aussi bien l’entreprise que les salariés entrants et sortants. Comment organiser ce transfert ? Le code du travail prescrit quelques dispositifs (tutorat) mais nous pourrions sans doute trouver ensemble des solutions plus pertinentes au regard de la situation. Il y a beaucoup de choses à imaginer et on ne voit pas pourquoi les acteurs ne pourraient pas s’en saisir utilement.
Autre sujet qui pourrait être repensé dans un cadre plus ouvert : celui de la formation ! « Aujourd’hui, notre plan de formation ne ressemble plus à rien. Tout est dans le CPF. » Par ailleurs, les formations de 7h en présentiel, assis face à un formateur qui déroule des slides n’est plus du tout adapté, quels que soient les publics d’ailleurs. Tout est à repenser. Il y a une palette de nouvelles possibilités et c’est un enjeu majeur.
De même, la participation et l’intéressement ne sont pas des outils clairs ni adaptés aux populations de ces entreprises. Les salariés demandent à être payés à la présence effective, pas à l’ancienneté. De plus, les jeunes sont en demande d’outils de fidélisation et les entreprises devraient pouvoir construire des parcours attractifs de deux ou trois ans – ils ne se projettent guère au-delà.
La hausse du smic est un vrai problème. Les salariés de ces secteurs sont régulièrement rattrapés. Économiquement, c’est impossible de niveler par le haut mais c’est insupportable pour les plus anciens d’avoir le sentiment de ne jamais décoller.
Il existe de multiples thèmes de discussions fertiles, qui recoupent peu ou prou ceux qui sont imposés par le code du travail. La dynamique n’est cependant pas la même car dans un cas, c’est une initiative partagée des acteurs de l’entreprise, dans l’autre, une obligation légale. Tout ceci sans compter les sujets centraux : ceux qui touchent à la transformation du modèle économique de ces entreprises et à l’innovation.
Autant de thèmes propices à l’émergence de consensus et au rassemblement des acteurs autour d’un projet, celui de l’entreprise.
Quels champs de réflexion cet échange ouvre-t-il pour 2IES ?
La discussion projette le chemin que les PME ont à parcourir. L’objectif est clair. Ces entreprises ont compris les enjeux, pris la mesure de la menace qui pèse sur elles et intégré le potentiel du numérique pour réinventer leur offre. Mais tout reste à faire et ces propos montrent l’ampleur de la tâche, dans un contexte concurrentiel redoutable et d’accélération croissante.
Aux résistances culturelles et conjoncturelles, s’ajoutent le poids des cadres réglementaires. Ces entreprises cherchent des espaces de liberté pour faire bouger les choses, stimuler l’envie et la créativité, donner du sens et opérer cette fameuse transformation. Les collaborateurs sont demandeurs et jouent le jeu plus volontiers qu’on ne l’imagine. Pourtant, aujourd’hui, ces espaces de liberté sont contraints et insuffisants. Comment donner de l’air ? Comment encadrer sans étouffer ? Autant de questions qui doivent être traités rapidement.
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