[Les Pionniers] Mythes et réalités de la mobilité : le point de vue d’un expatrié

28 novembre 2019

Octobre 2019. Rencontre avec un ancien salarié d’un groupe industriel coté, de retour en France après plusieurs années passées à l’étranger.  

Le travailleur du 21ème siècle sera mobile. Cette affirmation, devenue une injonction, est-elle acceptée et acceptable par tous ? Quelles sont les facettes des différentes formes de mobilité ?  Comment favoriser la mobilité ? Faut-il toujours la favoriser d’ailleurs ? Retour sur une heure d’entretien, très riche, où l’on éclaire des angles morts du concept. 

Motif coin large

Mobilis in mobile ?

Mobile tu seras ! Est-ce aussi simple ? Mobilités géographiques et professionnelles sont liées. Parfois souhaitées, elles peuvent être difficiles à opérer. Parfois refusées, il arrive qu’elles soient vécues comme des condamnations.

Pascal* vit depuis des années la mobilité sous tous ses aspects. Après avoir occupé plusieurs fonctions stratégiques dans un grand groupe industriel, en acceptant d’être expatrié de longues années, et faute de perspective professionnelle à sa mesure, Pascal a choisi de quitter le groupe et de s’établir à Tours d’où il rayonne pour les besoins des missions de conseil qu’il enchaîne.

*Le prénom a été modifié.

Ecoutons

2IES. Quelle est la première transformation de l’entreprise et du travail que vous voudriez citer ?

Pascal. L’unité de lieu, pour tous, tous les jours, n’est plus supportée par les « cadres », quelles que soient les nationalités. L’unité de lieu subsistera mais davantage pour fédérer et matérialiser un collectif que pour y travailler tous les jours. L’entreprise doit accorder cette flexibilité, sous peine de perdre ses collaborateurs.

Dans ce contexte, le télétravail va nécessairement se développer. Parce que c’est une nouvelle forme de travailler, une mobilité souhaitée, mais aussi pour des raisons de qualité de vie. Partout dans le monde, on travaille moins mais le temps gagné est perdu dans des trajets pénibles.

Le télétravail existe depuis longtemps mais je ne suis pas certain que nous ayons vraiment avancé et que nous ayons une réflexion complète et aboutie sur le sujet. Notamment, son développement n’est pas neutre : à partir du moment où on met des gens « en satellite » le lundi et le vendredi, pourquoi ne pas faire intervenir des consultants ?

L’entreprise doit veiller à animer son collectif et donner du sens au salariat, au risque de voir émerger un modèle d’entreprise de mercenaires.

Un modèle d’entreprise de mercenaires est-il viable, selon vous ?

Il est facile pour une entreprise de trouver ponctuellement des compétences. Des entreprises peuvent très bien fonctionner de cette façon. L’excès de home office peut amener à ça.

Mais c’est une façon d’envisager l’entreprise qui va à l’encontre de toute idée de culture de l’entreprise. En outre, à ne pas internaliser l’innovation, on prend des risques.

Tout l’enjeu est de savoir comment créer de la fidélité à l’entreprise, du lien. Il y a beaucoup de choses à imaginer pour que les gens travaillent ensemble. Faudra-t-il créer des bureaux virtuels à domicile, mettre en place des rituels ? Cela peut passer aussi par des évolutions très concrètes. Les réunions, par exemple : il serait temps d’en finir avec des réunions interminables où tous les participants sont sur leur smartphone ; passons à des formats très courts où la pleine attention de chacun serait exigée, à charge, pour ceux qui présentent, d’être synthétiques. « Tu as cinq minutes, cinq slides et une idée, sinon tu ne parles pas ». Cela demande un peu de courage managérial.

Pour que l’entreprise soit un facteur de cohésion sociale, il faut que le collectif ait quelque chose à raconter et à se raconter. Et il faut parvenir à attirer l’excellence.

 

On retrouve ici la question de la demande de sens et les moyens de le créer.

Le télétravail et autres mesures de flexibilité sont des éléments de réponse à une question de confort personnel. Elles ne satisfont pas la demande de sens.

Les nouvelles générations veulent du sens dans ce qu’elles font. Elles veulent comprendre ce qu’elles font et comprendre où elles vont.

 

Est-ce vraiment une demande caractéristique des nouvelles générations ?

Les générations antérieures sont encore les enfants de la guerre et de la période de croissance qui a suivi. Aujourd’hui, les jeunes collaborateurs posent davantage de questions et sont très impatients. C’est un mouvement sociétal que j’ai constaté dans plusieurs pays dans lesquels j’ai travaillé.

Cette attente est très forte. Les jeunes rejettent certaines entreprises et certaines causes. Nombre d’entreprises ont du mouron à se faire…

Cette génération est le fruit de mutations économiques, technologiques, écologiques. Je pense aussi que c’est l’expression d’une crise de confiance. Dans certaines régions, on en est à la 4ème génération qui n’a pas eu de job. Je pense qu’on ne mesure pas suffisamment l’étendue du désastre et de la paupérisation de notre société.

 

Vous pointez là un autre paradoxe des mutations qui affectent l’entreprise et le travail : le travail se concentre dans les métropoles, au détriment parfois de la qualité de vie des collaborateurs (trajets pendulaires) et des territoires. Comment, selon-vous, sortir de cette contradiction ?

Les grandes entreprises continuent de vouloir s’installer à Paris, avec des salariés qui habitent de plus en plus loin. Depuis Tours, par exemple, 14 000 personnes « montent » tous les jours sur Paris.

Pourtant, la population parisienne est largement volante. On devrait s’intéresser au nombre de postes de travail qui sont occupés à temps plein dans la capitale… Je serais prêt à parier que le taux est faible.

Les entreprises qui restent en région sont très pénalisées par ce mouvement, bien qu’elles contribuent à nourrir des territoires. Il y a de très beaux postes ouverts à Agen, à Limoges et ailleurs, avec des salaires aussi élevés qu’à Paris, et qui n’attirent personne.

L’Etat devrait accompagner ces efforts faits par les entreprises par une véritable décentralisation. Tant qu’on n’aura pas réellement envoyé les administrations en région, le mouvement ne se fera pas.

 

Vous avez vécu longtemps à l’étranger pour votre groupe [groupe industriel coté en bourse, ndlr]. Cette forme de mobilité existe-t-elle encore ?

Il ne faut pas sous-estimer la population qui ne veut pas bouger.

Et ce n’est pas une question d’âge. Je connais des jeunes qui ont 22 ans, qui reviennent dans leur région, achètent une maison en s’endettant sur vingt ans, à proximité du domicile de leurs parents et qui n’ont aucune envie d’aller à l’étranger.

J’ai vécu au Brésil et en Afrique du Sud pendant plusieurs années pour mon groupe, mais nous n’étions pas nombreux à vouloir ce type de poste. J’ai eu la chance de pouvoir vivre et faire ma vie dans les pays étrangers tout en restant salarié du groupe. J’ai bénéficié de conditions exceptionnelles (expatriation), qui n’existent plus aujourd’hui.

L’entreprise a moins besoin d’organiser la mobilité à l’étranger. D’une part, sur place, elle trouve souvent d’importants viviers de compétences. D’autre part, les contrats visent davantage aujourd’hui à transférer des savoirs. Les missions proposées sont moins intéressantes et de courte durée. Restent les pays dans lesquels il n’y a pas de vivier ou dont les conditions de vie sont peu attractives. Pour ceux-là, l’entreprise doit encore organiser la mobilité de collaborateurs qui ne céderont pas sur la santé et l’éducation de leurs enfants.

 

Mobilité géographique et mobilité professionnelle sont souvent liées. Cette dernière est-elle également faible ?

La mobilité professionnelle est présentée comme une valeur cardinale aujourd’hui mais il ne faut pas sous-estimer le nombre de personnes qui se projettent à long terme dans un groupe ou dans un job.

La mobilité professionnelle reste en un mythe en France.

On en parle beaucoup mais, dans les faits, il y a plutôt des filières qui enferment ; peu de formations qui autorisent à faire autre chose que ce pourquoi on a été programmé au départ.

 

Sur ce point les choses ne seraient-elles pas en train de changer ?

Cela doit et va peut-être changer. Cela se joue dès le recrutement : il faut savoir identifier ceux qui ont une appétence pour l’humain.

Le futur du travail c’est la capacité à mobiliser des énergies quel que soit le domaine de compétences. C’est une question de charisme et cela ne s’apprend pas.

Il faut former du management humain et non plus du management technique. Il n’y a pas d’école pour ça. La France, qui vénère les diplômes et les grandes écoles, a une position singulière. Certes, des jeunes brillants sortent de nos écoles d’excellence mais l’inverse n’est pas vrai. En Allemagne, aux Etats-Unis, des filières moins sélectives produisent des profils au moins aussi brillants. Il faut impérativement diversifier les profils admis. Les entreprises ont un rôle à jouer pour faire bouger les lignes au stade du recrutement.

 

Vous constatez donc peu d’appétence pour la mobilité quand nous sommes face à des transformations profondes des métiers et des compétences. D’après vous, à quelles conditions les transitions professionnelles pourraient-elles s’opérer, dans et hors de l’entreprise ?

La question de la transition professionnelle est une question de vision et de temps.

Aujourd’hui, je crains qu’il ne soit trop tard et que, faute d’avoir anticipé, nous nous retrouvions submergés par une vague de licenciements de personnes peu ou pas employables.

Sur 10 ans, le problème est soluble. Une reconversion se prépare. Il y a beaucoup plus de gens qu’on ne le pense qui sont prêts à le faire. C’est à l’entreprise de prendre le problème à bras le corps et d’investir massivement dans la formation.

C’est une question de budget. C’est aussi une question de confiance. Dans nombre d’entreprises, on n’a plus confiance dans la transformation et les salariés refusent de donner encore de leur temps pour des projets auxquels ils ne croient pas.

Enfin, il faut faire preuve de subtilité et se garder de décisions trop définitives. Par exemple, l’essor du numérique ne doit pas conduire à négliger les métiers manuels. Nous aurons aussi besoin de métiers manuels pour lesquels on a déjà une carence énorme.

 

Comment dégage-t-on une vision ?

Tant que le CEO du groupe a les yeux rivés sur les profits & loss il n’y aura pas de vision.

La vision ne rapporte pas d’argent à court-moyen terme. Pire, on peut en perdre car on peut se tromper.

On peut aussi faire appel à l’intelligence collective des collaborateurs. Encore faut-il y donner suite : retenir une ou deux orientations et informer ceux qui ont contribué des suites qui sont données.

On a besoin aussi d’esprit critique pour challenger une vision. Or, il n’y a plus d’esprit critique dans notre société. Ou plutôt, les esprits critiques s’expriment en milieu clos. Le risque est de partir dans de mauvaises directions. Par exemple, le choix du véhicule électrique est, me semble-t-il, une aberration : la voiture électrique pollue ; on refuse d’envisager le problème dans toutes ses dimensions.

J’attends de la nouvelle génération qu’elle pose des questions. Par exemple, pourquoi faire ce choix de la voiture électrique ?

 

Où en sommes-nous de la révolution numérique ?

Je pense que nous sommes à l’aube d’évolutions qu’on n’imagine pas.

Jusqu’à présent, les progrès ont été freinés par le manque de puissance de calcul. Cette étape est derrière nous : la puissance de calcul a crû récemment de façon colossale et va créer des opportunités insoupçonnables aujourd’hui ; et là encore, on manque de vision ou on n’y réfléchit pas assez.

Mais d’importants changements sociétaux sont en cours. Les habitudes de consommation, le besoin de retrouver du lien social… Tout le monde ne le vit pas de la même manière et nombreux sont ceux qui sont paumés.

 

Comment éviter que cette fracture s’élargisse ?

Il faut redistribuer de l’excellence.

On retrouve les questions de mobilité. Le mythe de la mobilité pour progresser ne convient pas à tout le monde. On doit aussi aller vers les individus pour qui le bonheur est de rester dans sa région et de pouvoir payer ses dettes et d’élever correctement ses enfants.

Les entreprises et l’Etat doivent travailler de concert pour créer de véritables écosystèmes. Les deux points sur lesquels les gens ne cèdent pas sont la santé et l’école.

C’est ce que les entreprises parviennent à faire lorsqu’elles s’implantent à l’étranger. En France, c’est le domaine de l’Etat ; ce qui bride les initiatives des entreprises. Il ne s’agit pas de faire à la place de l’Etat (créer une école) mais on pourrait imaginer des formes de mécénat, par exemple (améliorer les conditions d’accueil des enseignants). C’est un tabou que l’on pourrait interroger.

 

Et dans l’entreprise, comment souder le collectif ?

Je suis favorable au vote obligatoire à l’élection des représentants du personnel. Nous avons besoin de syndicats forts et légitimes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Le devoir de l’entreprise est de favoriser l’émergence d’interlocuteurs. On avance dans la confrontation d’idées et l’ouverture.

 

Quels champs de réflexion ce témoignage ouvre-t-il pour 2IES ?

  • La mobilité n’est pas une évidence. Mobilités géographique et professionnelle renvoient à la mobilité sociale. Si les deux premières semblent conditionner la troisième, il convient de s’interroger sur les moyens de les accompagner. Ils montrent ensuite que l’accompagnement de la mobilité implique de revisiter les responsabilités et engagement de l’entreprise et de l’Etat.
  • Les propos montrent que l’acceptabilité de l’injonction à la mobilité n’est pas acquise. Tout le monde ne souhaite pas partir à l’étranger ; nombreux sont ceux qui aspirent à rester dans leur région d’origine. Ceci confirme que les aspirations des travailleurs sont hétérogènes et que l’entreprise, comme l’Etat, doivent les intégrer car les changements ne se feront pas contre eux.
  • On devine aussi la nécessité de penser les rôles respectifs de l’entreprise, de la Société et de l’Etat dans la prise en charge des défis contemporains, de la vision et des choix, jusqu’à l’exécution. Qu’il s’agisse par exemple, de la formation, du lien social, des dynamiques de territoires, des modèles économiques…

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